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D. Méda

Les femmes peuvent-elles changer la place du travail dans la vie ?

La situation faite aujourd’hui aux femmes en France et dans les pays développés constitue un paradoxe en même temps qu’un archaïsme. Il faut non seulement remédier à cette situation par une ensemble de mesures sur lesquelles les opinions publiques éclairées s’accordent généralement. Mais il serait également très important de pouvoir s’appuyer sur l’expérience particulière et les aspirations spécifiques des femmes pour repenser tout ensemble la place du travail dans la société et le type de développement que nos sociétés modernes souhaitent désormais promouvoir.

  1. Les paradoxes de l’inégalité entre hommes et femmes.

La situation qui est aujourd’hui celle des femmes, en France et dans un grand nombre de pays développés constitue un vrai paradoxe : leur taux d’activité est élevé et même de plus en plus élevé, puisqu’on prévoit que les taux d’activité féminins et masculins, de même que les durées de carrière des hommes et des femmes seront prochainement identiques ; les femmes sont installées dans le travail, c’est à dire que la survenance d’enfants n’a plus pour effet – sauf récemment avec l’Allocation parentale d’éducation pour le deuxièm±ð enfant (APE) - , d’interrompre leur carrière ; elles sont désormais mieux formées, diplômées et qualifiées que les hommes (elles investissent plus que les garçons dans la formation intiale, font des études plus longues et obtiennent plus de diplômes ; on les reconnaît aussi plus " travailleuses ") et pourtant les inégalités entre les sexes subsistent dans tous les domaines, et plus particulièrement dans la sphère domestique et familiale et dans la vie économique. Ces inégalités ont fait l’objet, en France, de recensements récents :

. inégalités devant et dans le chômage : quel que soit l’âge et le niveau de formation, le taux de chômage des femmes est supérieur à celui des hommes (13,6 contre 10,2%). Contrairement aux hommes, avoir un ou deux enfants augmente pour les femmes la probabilité d’être au chômage ;

. inégalités dans le sous emploi : les femmes sont plus souvent employées que les hommes sur des formes particulières d’emploi (contrats à durée déterminée, stages, emplois aidés, emplois à temps partiel contraint…) Elles présentent également une moins grande récurrence dans l’emploi stable

. concentration des femmes dans certains secteurs d’activité : l’emploi féminin est concentré dans quelques secteurs (employées des entreprises et de la fonction publique, services aux particuliers, ouvrières non qualifiées, infirmières, institutrices…). Les six catégories socioprofessionnelles les plus féminisées concentrent 61% de l’emploi féminin.

. persistance des différences de salaires toutes choses égales par ailleurs : les femmes sont surreprésentées au bas de la hirarchie des salaires. Les écarts entre salaires féminins et masculins à capital humain identiques continuent de se situer autour de 20%. A diplôme, expérience professionnelle identiques et à même qualification, les hommes ont toujours un salaire supérieur de 13% aux femmes.

. existence d’un " plafond de verre " : les femmes n’accèdent pas comme les hommes aux différentes prositions profesionnelles, à formation identique : la possibilité d’occuper un emploi de cadre est systématiquement plus faible pour les femmes à diplôme identique et expérience égale.

. prédominance dans le temps partiel : les femmes représentent 85% des emplois à temps partiel qui se sont considérablement développés ces dernières années. 30% des femmes travaillent à temps partiel. Environ 40% de ces femmes souhaiteraient travailler davantage (temps partiel subi).

. prise en charge par les femmes de la plus grande partie des activités domestiques et familiales (80% d’après l’enquête budget-temps 1998-1999), donnant lieu à ce que l’on appelle classiquement la double journée.

Parmi les mesures intervenues dans les 10 dernières années, qui avaient pour objectif affiché d’améliorer la situation des femmes françaises, en particulier du point de vue de la conciliation de la vie familiale et professionnelle, deux doivent être particulièrement mentionnées :

Cette mesure ne semble donc pas avoir amélioré la conciliation entre vie de travail et vie familiale : de nombreuses enquêtes monographiques l’ont montré. Elle semble au contraire non seulement rendre la vie des femmes plus difficile du point de vue de l’articulation avec la vie familiale mais aussi être l’une des raisons de l’accroissement de la présence des femmes parmi les travailleurs pauvres. Cette mesure d’abattement de cotisations sociales, donc de promotion du temps partiel, a été supprimée pour les nouveaux contrats dans la dernière loi de " réduction négociée du temps de travail " portant la durée légale hebdomadaire de travail en France à 35 heures pour les entreprises de + de 20 salariés. Par ailleurs, la France est en train d’adopter la définition européenne du temps de travail, le contrat de travail à temps partiel prévoyant toute durée inférieure à la durée légale.

Une autre mesure doit être signalée, qui pourrait également apparaître à première vue comme une bonne mesure pour les femmes mais qui pose de réels problèm±ðs : il s’agit de l’APE (allocation parentale d’éducation) donnée pour le 2èm±ð enfant. Allocation d’un montant d’environ 3000 F, elle a incité de nombreuses femmes peu qualifiées à se retirer du marché du travail pour 3 ans, ce qui est très long, avec le risque de ne pas retrouver d’emploi au retour ou de ne pas avoir évolué de manière suffisante.

 

  1. Quelles voies de réforme ?
  2. On n’a pas assez insisté sur le fait que l’entrée massive des femmes sur le marché du travail à partir des années 60 n’a absolument pas été réfléchie, accompagnée et débattue du point de vue de ses conséquences sur l’ensemble de la vie sociale.

    Les femmes constituaient avant cette installation massive dans le travail non seulement des réserves de temps qui permettaient d’assurer l’articulation entre différentes sphères domestique, familiale, sociale….Elles assuraient non seulement l’ensemble des tâches domestiques et familiales mais aussi toutes les tâches de transfert, sociabilité, communication entre les différentes activités de la famille, coordination entre elles et avec l’extérieur. Elles étaient d’une certaine manière la variable d’ajustement qui permettait à la cellule familiale de faire face à l’ensemble des obligations d’insertion dans la vie sociale. L’expression travail domestique rend mal compte de cette réalité là, car elles prenaient en charge non seulement les courses, l’entretien de la maison, l’éducation et les soins aux enfants…mais également la sociabilité, la réception d’amis, la conduite des enfants à l’école, les visites chez le médecin, les maladies d’enfants inopinées, …toutes tâches qui avaient un caractère d’invisibilité certainement aussi grand que les pures tâches de " production ". Leur entrée massive sur le marché du travail à temps plein sur le modèle masculin a rendu la gestion de ces tâches beaucoup plus difficile, certes pour l’ensemble de la famille, mais surtout pour les femmes , dont les contraintes temporelles se sont considérablement accrues ces dernières dix années, comme en témoignent toutes les enquêtes dont on dispose sur ce sujet.

    Ce très profond changement n’a en effet pas été " accompagné " dans la mesure où, alors même que les femmes s’alignaient sur le modèle masculin d’activité - à plein temps - leur environnement n’a absolument pas bougé. Les entreprises n’ont pas, sauf exception, revu leur organisation du travail, de manière par exemple à permettre aux hommes et aux femmes des investissements plus courts au travail pour qu’ils puissent, les uns et les autres, continuer de prendre en charge la vie domestique et familiale. Les hommes n’ont quant à eux, absolument pas pris une part plus importante des tâches domestiques et familiales à leur charge, ce que l’on aurait pu imaginer. La dernière enquête sur les emplois du temps déjà citée montre clairement que depuis 20 ans la situation n’a pas évolué et que la diminution du volume de tâches domestiques prise en charge par les femmes vient des progrès de l’automatisation de ces tâches. On continue de constater que les hommes augmentent leur investissement professionnel lorsqu’ils se mettent en couple et lorsque surviennent des enfants.

    Enfin, les modes de garde n’ont absolument pas été suffisamment développés, signe de l’hésitation des pouvoirs publics (Etat et collectivités locales) à abandonner un modèle de division sociale traditionnelle des tâches ou de protection de la femme au travail pour un modèle de soutien actif à l’égalité entre hommes et femmes : sur 2,1 millions enfants âgés de moins de 3 ans, 50 % sont encoregardés par l’un de leur parents au foyer (la mère presque toujours)  et 26 % sont gardés sans aide publique en dehors du foyer familial. Les crèches n’accueillent que 8% des enfants de moins de 3ans (il existe environ 130 000 places) et les assistantes maternelles 330.000 enfants (13 %). Les modes de garde constituent une très grande préoccupation pour les femmes françaises car non seulement les places sont en nombre très insuffisant , mais les horaires conviennent également souvent de moins en moins aux femmes salariées qui connaissent des horaires " atypiques ". Cela pose aussi des problèm±ðs aux femmes qui n’ont pas d’emploi (et n’ont pas accès aux dispositifs de garde). Mais le problèm±ð de l’insuffisance quantitative et qualitative des modes de garde, d’accueil et d’éducation ne se pose que pour les familles qui ont des enfants de moins de 3 ans. On rentre ensuite dans une série de problèm±ðs concrets, dont la prise en charge continue aussi de reposer sur les femmes : présence à la sortie de l’école, aide aux devoirs, gestion des vacances scolaires…De 3 à 6 ans, la moitié des enfants sont ainsi gardés par leurs mères au foyer.

    Ceci explique pourquoi ce sont aujourd’hui les femmes qui se plaignent le plus des contraintes temporelles qui pèsent sur elles, qui jonglent en permanence entre les différentes contraintes, font de l’équilibrisme pour continuer d’assurer (en acte et en pensée, d’où le stress) la gestion de l’ensemble des tâches, y compris la question de la continuité entre des lieux différents : école, travail, magasin, médecin….Très clairement, une partie des inégalités professionnelles dont sont victimes les femmes s’explique par le fait qu’il est toujours admis, même si c’est de manière tacite, que la charge des enfants et du domestique leur incombe. D’où leur moindre disponibilité – réelle ou suppposée par les employeurs -, un ciblage sur elles des mesures de conciliation ou prétendues telles, comme le temps partiel… Très clairement un certain nombre de postes leur sont inacessibles en raison de cette responsabilité qui leur incombe.

    Pour faire des propositions efficaces, il faut bien sûr savoir ce que veulent les femmes : il me semble que l’on commence à en avoir une assez bonne idée. Les enquêtes, qualitatives ou quantitatives dont on dispose mettent en évidence que les femmes veulent travailler et avoir une autonomie financière, et, en même temps, avoir des enfants et du temps à leur consacrer. Une partie non négligable des femmes au foyer déclare aussi vouloir travailler : 6/10. Lorsque l’on consent à les interroger sur ces sujets – qui ne sont pas en France des thèm±ðs politiquement porteurs, donc pas des thèm±ðs de débat public – elles indiquent qu’un des moyens de concilier ces deux aspirations est de développer des modes de garde plus performants qu’à l’heure actuelle et plus accessibles. Les récents rapports officiels, qui rappellent que le travail des femmes est source de croissance pour le pays, proposent de définir un droit à la garde des jeunes enfants, comme cela existe dans les pays scandinaves et un consensus existe, parmi les femmes, sur la nécessité de développer de façon beaucoup plus massive qu’à l’heure actuelle des places de crèches, des modes d’accueil plus souples, aussi plus adaptés aux horaires de plus en plus atypiques des salariés (30 % des salariés français trravaillent déjà en horaires atypiques), de développer des services aussi pour les enfants un peu plus grands mais qui ne peuvent pas rentrer seuls à la maison… On regarde avec intérêt les innovations finlandaises (crèches 24h/24) ou les crèches françaises qui s’adaptent aux contraintes du travail atypique. Les rapports français remettent également en cause la durée de versement des allocations qui incitent les femmes à se retirer du marché du travail pendant trois ans et proposent de raccourcir ces délais.

    Ces solutions sont connues depuis longtemps : la Commission européenne par exemple, incite depuis longtemps les Etats membres de l’Union à augmenter le taux d’emploi des femmes et pour ce faire à augmenter l’offre de services de garde. Mais ces propos continuent de ne pas être suivis d’effets : on allègue le coût de ces mesures ; les répartitions de compétences entre l’Etat, les régions, les collectivités locales, les caisses de sécurité sociale n’incite pas à avancer. Mais surtout, un tel thèm±ð n’était jusqu’à aujourd’hui pas relayé dans l’opinion publique ou des enceintes politiques encore dominées très largement par des hommes. Il est possible qu’en France la récente loi sur la parité en politique – avec l’augmentation de la participation des femmes à la vie publique et politique - change les choses.

    Ces mesures sont indispensables : élaborer un véritable droit à la garde ou plutôt à l’accueil des jeunes enfants et plus généralement développer des services qui aideraient les familles à accueillir, garder, éduquer les enfants est une condition indispensable à l’égalité entre hommes et femmes. Mais il me semble que cette solution indispensable ne résout pas entièrement le problèm±ð et qu’en rester là nous fait sans doute manquer une occasion de profiter des aspirations diversifiées et complexes des femmes pour repenser un nouveau mode de développement, une autre place pour le travail et de nouveaux rapports entre les sexes.

  3. Les femmes, porteuses de changement

Les solutions qui consistent " simplement " à accompagner le développement de l’emploi féminin en permettant aux femmes de se " débarasser " en quelque sorte du fardeau de leurs enfants ou des tâches domestiques et de s’investir exactement sur le modèle masculin dans le travail – c’est-à-dire toujours plus - ne peut pas constituer une solution viable pour nos sociétés. Remarquons d’abord en effet qu’à multiplier sans compter les structures de garde à horaires atypiques (du genre crèches 24h sur 24), on n’incite en aucune manière les entreprises ou d’une manière générale le systèm±ð productif à être économe dans sa consommation de la ressource-temps, du temps humain (on fait comme s’il n’avait aucune valeur). Multiplier ces structures, c’est, d’une certaine manière, légitimer la multiplication des horaires atypiques et conforter le mode actuel de développement de nos sociétés qui place au centre de la vie les contraintes du systèm±ð productif et a pour conséquence que les autres rôles des individus, hormis le rôle de producteur, ne sont en aucune manière pris en compte. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de laisser s’accroître le décalage entre la réalité du travail des hommes et des femmes – de plus en plus compliqué, morcelé, atypique – et les structures de prise en charge des jeunes enfants. Il s’agit au contraire de voir s’il ne serait pas possible de réorganiser le travail et l’articulation entre le travail et les autres temps à partir des aspirations des femmes.

Nous avons besoin, pour fonder une telle approche, de faire un détour par le type de société que nous voulons, voire sans doute par un débat sur ce qu’est une bonne société. Il me semble qu’une bonne société, équilibrée, est celle qui permet à tous ses membres d’accéder aux différentes activités nécessaires au bien-être individuel et social. Quelles sont ces activités : il me semble qu’on peut en distinguer au moins quatre grands types : des activités productives (qui tout à la fois permettent à la société d’assurer la reproduction des conditions matérielles de vie et aux individus de participer à l’échange économique) ; des activités familiales, amicales, amoureuses, qui inscrivent les individus dans d’autres logiques, d’autres types de liens et de sociabilité ; des activités politiques, au sens de la participation à la détermination des conditions quotidiennes de vie et qui peuvent se faire par le biais de participation à des conseils de quartier, associations, collectifs… ; et des activités que j’appelle culturelles qui recouvrent toutes les activités, pour soi, de développement à titre gratuit. Je soutiens, d’un point de vue philosophique, que toutes ces activités sont nécessaires à l’inscription dans le temps des sociétés, à leur maintien, leur survie, leur développement harmonieux, leur équilibre. Elles sont également toutes nécessaires au développement de chaque individu : chacun est à la fois ou doit pouvoir être un travailleur, un parent, un citoyen, un ami, un sujet qui s’occupe de soi….

Cette conception n’est aujourd’hui absolument pas promue car les instruments qui décrivent la richesse de la société ne s’intéressent qu’au Produit intérieur brut, c’est-à-dire qu’à la somme des valeurs ajoutées produites ou consommées par des unités individuelles. Il nous faudrait donc engager une vraie réflexion d’abord sur nos indicateurs de richesse, à l’instar du PNUD, et adopter une définition plus plurielle, moins unidimensionnelle de la richesse. Comme le dit le PNUD, notamment dans ses différents rapports sur le développement humain, une société riche, c’est une société qui certes a un bon développement économique, mais également qui répartit bien les revenus, promeut l’égalité entre hommes et femmes, dispose d’un bon niveau de santé et d’éducation de tous…C’est une société qui garantit l’accès de tous à la gamme diversifiée des activités nécessaires à l’équilibre social : accès à un emploi convenable ; temps pour une vie familiale, amicale et amoureuse normale ; temps pour des activités politiques, communes ; temps pour soi.

Or, les femmes sont aujourd’hui porteuses de cette revendication de pluralité, de multi-ancrage. Toutes les enquêtes le prouvent : elles veulent à la fois travailler, obtenir leur indépendance financière, avoir un métier mais aussi que cet investissement professionnel, qu’elles souhaitent aussi bon que celui des hommes , ne se fasse pas au détriment de leurs autres ancrages, de leurs autres lieux de réalisation et d’épanouissement : vie amicale, vie familiale, vie sociale. Ce sont donc elles qui sont porteuses, aujourd’hui, de cette vision plurielle et équilibrée de la société et il me semble que c’est à partir de leur vision que l’on peut réfléchir à une nouvelle place du travail dans la société. Car que demandent les femmes : une possibilité d’articuler ces différents investissements et ces différents temps. Que l’ensemble de la société, autrement dit, reconnaisse l’importance de tenir ces différents objectifs ensemble et s’engage à garantir leur conciliation. Garantir aux hommes et aux femmes la conciliation de ces différentes activités, de ces différentes tâches, de ces différents rôles, voilà l’objectif que nos sociétés ont à poursuivre.

Qu’est ce que cela signifie concrètement ? Qu’il ne suffit absolument pas, pour atteindre cet objectif, de multiplier à l'’infini les structures de garde ouvertes 24h24 , et donc simplement de déléguer (à des services collectifs ou à des services privés) l'’ensemble des tâches "" hors-travail " (familiales, domestiques…) à l’extérieur de la famille. Ou alors cela mérite discussion. Si nous voulons à la fois garantir l’égalité entre hommes et femmes mais continuer de prendre en charge une partie des activités familiales et domestiques (qui font partie de la vie, qui sont constitutives du bien-être), il est évident que d’autres mesures, outre le développement de systèm±ðs de garde performants, s’imposent. Et en particulier deux grandes politiques : d’abord, ne pas laisser les entreprises imposer seules et souverainement leurs normes temporelles comme si les individus étaient d’abord et exclusivement des travailleurs et pas aussi des parents, des citoyens, des sujets…Cela impose de redéfinir de manière négociée la place du travail dans la société de manière à ce que cette place, collectivement et individuellement, soit intégrée dans le reste de la vie, soit articulée avec lui. Cela suppose que les entreprises soient incitées à revoir profondément leur organisation du travail pour permettre à l’ensemble des individus cette conciliation. L’autre grand volet de cette politique consisterait à modifier en profondeur nos représentations et nos pratiques de manière à ce que cette charge-plaisir du familial et du domestique ne soit pas exclusivement prise en charge par l’un des sexes mais bien par les deux, hommes et femmes. Cela signifie que la conciliation entre les différentses vies et les différents temps devrait être promue et facilitée pour les hommes et pour les femmes   : réserver les mesures de conciliation aux seules femmes est discriminatoire et ne peut que les enfermer, à moyen et long terme, dans des guettos. Les deux objectifs vont évidemment de pair : si la conciliation, c’est – à dire la prise en charge de l’ensemble des tâches, familiales, domestiques, professionnelles, sociales, incombe aux hommes et aux femmes, permettant aux deux sexes des investissements égaux – même si de nature différente – dans le travail et les autres activités, alors les entreprises doivent elles aussi s’adapter à cette nouvelle demande de temps de travail sans doute plus courts et mieux articulés avec le reste de la vie. En tout cas, le modèle des couples bi-actifs travaillant chacun plus de cinquante heures n’est plus tenable, et me semble-t-il, n’est pas compatible avec un développement social normal.

Mais comment arriver à promouvoir une telle situation, où les autres activités que le travail feraient l’objet d’une reconnaissance sociale, où les entreprises s’adapteraient aux demandes de conciliation des hommes et des femmes, où le travail serait intégré dans la vie, où le travail serait en quelque sorte adapté aussi aux autres impératifs sociaux et ne déterminerait pas l’ensemble de la vie sociale ? ? ? A l’évidence cela demande de forts changements de mentalités, des incitations nationales, un nouveau type de négociation. Il s’agit en fait d’arriver à borner, limiter, circonscrire, comme de l’extérieur, le temps ou l’investissemnt consacré au travail, pour remodeler une nouvelle norme d’emploi dans un contexte où la plupart des couples seront bi-actifs et où les deux membres du couple souhaiteront développer des investissements équivalents en intensité dans les différents domaines de la vie. Nous sommes un certain nombre, en Europe, à penser que cela peut être organisé et que cela oblige à repenser la place de l’entreprise dans la société, l’intégration du travail dans la vie, l’organisation des temps sociaux. Il incombe désormais à la société, à son gouvernement, aux pouvoirs publics, en lien avec tous les acteurs concernés, de rendre compatibles le temps de travail et les temps de la vie, d’intégrer donc véritablement, pour chaque individu, travail et vie.

Deux exemples attirent particulièrement l’attention en France :

L’exemple du " temps des villes " développé en Italie.

Il s’agit d’une expérience développée en 1985 en Italie à l’initiative de groupes de femmes qui n’en pouvaient plus de tenter de concilier leurs différents rôles et de constituer la variable d’ajustement dans la coordination des temps. Elles sont à l’origine d’une loi donnant aux maires la possibilité de coordonner les différents temps (des commerces, services publics, écoles, gardes d’enfants) et de créer des bureaux des temps dans les villes. Aujourd’hui une loi est entrain d’être votée en Italie qui rend ces mesures obligatoires et promeut la notion de " négociation quadrangulaire " où se mettent autour de la table non seulement employeurs et salariés, mais aussi élus et institutions locales. Ce qui est très intéressant dans cet exemple, c’est le fait que ce sont des femmes qui sont à l’initiative de cette opération, qu’elles vont agir sur une structure locale (la mairie) pour articuler les temps et les horaires au lieu de continuer elles-mêmes à jouer le rôle de charnière. Peu à peu, ces négociations locales sont en train d’exercer une influence, en retour, sur l’entreprise.

Les Pays-Bas

L’exemple des Pays-Bas nous intéresse du point de vue de la démarche engagée pour 3 raisons. D’abord, confrontés beaucoup plus tard que la France à la question du travail massif et continu des femmes (puisque le travail des femmes mariées a longtemps été interdit) les Pays-Bas ont mis en place, en 1995, une Commission sur l’organisation du temps de travail : puisque les femmes veulent travailler, alors que va-t-il advenir de cet ensemble de tâches, domestiques, familiales, sociales, qui est constitutif du bien être individuel et du bien-être social ? Qui va le prendre en charge ? Comment va t’il être traité, réparti ? Doit-on demander aux femmes de renoncer à vouloir travailler pour qu’elles continuent de gérer cet ensemble de tâches ? Doit-on entièrement déléguer celui-ci au marché, le sous traiter à des professionnels ou à des institutions spécialisées ? Doit-on envisager une autre répartition de ces tâches entre les couples ? Plusieurs scénarios ont été élaborés et celui qui a été retenu comme le meilleur, pour la cohésion sociale, est celui-ci : des temps partiels longs (32 h) pour les deux membres du couple, permettant aux deux, hommes et femmes, de développer des investissements professionnels équivalents et de partager les tâches domestiques et familiales, dans un contexte d’augmentation des services de garde, peu développés pour l ‘instant. La démarche : mettre d’une certaine manière sur la place publique cette question, en faire une question publique, sociale, vraiment politique, et envisager des scénarios est très intéressante, et devrait retenir notre attention.

Deuxièm±ð raison, pour laquelle les Pays Bas excitent notre intérêt : les résultats de l’exploitation de la dernière enquête budget-temps mettent précisément en évidence que les choses sont en train de changer, les Pays-Bas devenant une " société du temps partiel " où hommes et femmes développent des investissements professionnels qui commencent à se ressembler et où la répartition des tâches familiales et domestiques est en train de devenir plus égalitaire, sur le modèle des pays scandinaves, Suède et Danemark en particulier, même s’il s’agit seulement de tendances et pas du tout encore d’une identité des carrières professionnelles et des prises en charge du domestique et du familial.

Enfin, dernier point qui nous importe dans cet exemple des Pays-Bas : l’influence de ces " décisions " sur les entreprises. En 1995, une loi sur le temps de travail a été votée, qui faisaitt obligation aux entreprises de prendre en compte, dans leur organisation du travail, les contraintes, notamment familiales, du salarié ; comme si la demande de flexibilité des entreprises devait être à son tour équilibrée ou compensée par la demande de souplesse des salariés. Par ailleurs, une autre loi vient d’être votée, sur l’adaptation du temps de travail, qui permet à tout salarié d’une entreprise de plus de dix salariés de réduire son temps de travail ou de l’augmenter et à discuter de l’aménagement de son nouvel horaire de travail avec son employeur. On voit ici comment l’exigence de souplesse peut être partagée, et comment l’entreprise se voit obligée de reconsidérer son organisation du travail pour l’adapter aux contraintes du salarié – qui sont d’une certaine manière, de ce fait, reconnues comme aussi importantes que l’accroissement de l’efficacité productive. C’est reconnaître aussi qu’il existe plusieurs combinaisons productives et que certaines pemrttent mieux de concilier efficacité économique et respect de la vie familiale et sociale des salariés.

Non pas que les Pays-Bas soient, pour la France, un modèle, transposable en tant que tel : on continue en France à se méfier d’un modèle à " un apporteur et demi " où les femmes sont très majoritairement à temps partiel (même si les hommes le sont de plus en plus et si ce temps partiel des femmes n’est pas subi).Mais ce qui attire l’attention dans cette société dont on dit qu’elle est devenue une " société du temps partiel " c’est qu’elle permet aux hommes et aux femmes de s’investir de plus en plus également dans le domaine professionnel tout en gardant du temps pour les autres activités familiales, sociales, personnelles …. C’est que, pour parler plus clair, aux Pays- Bas comme dans l’ensemble des pays du Nord, par un effet de mentalités que l’on n’a pas encore assez étudié, la place du travail dans la société – et dans la vie de chacun - est d’une certaine manière bornée, circonscrite de l’extérieur, par la reconnaissance accordée à d’autres activités que les activités productives : elles sont reconnues comme essentielles à la cohésion et au maintien de la société, elles doivent également être prises en charge, il est accepté qu’elles sont également consommatrices de temps. C’est cette reconnaissance essentielle, alliée dans les pays scandinaves à l’idée très forte d’égalité entre hommes et femmes et du droit de l’enfant, qui permet d’avoir un modèle où les temps sont coordonnés.

Ces exemples importent, en particulier à l’Europe, dans la mesure où ils constituent une alternative au modèle de développement unidimensionnel qui nous est présenté actuellement comme le seul possible : loin de mettre le développement économique au centre de la vie sociale, ils le mettent au service du développement humain.

Les exemples des Pays du Nord et de l’Italie nous incitent à reposer l’articulation du temps de travail et des autres activités, à penser leur coordination, à promouvoir des dispositifs incitant à leur articulation, au niveau aussi le plus local. Pensés en même temps ces exemples nous invitent à imaginer de nouveaux modes de négociation qui mettraient autour d’une table non seulement employeurs et salariés d’une entreprise mais aussi élus et institutions locales (crèches, écoles…) pour voir comment les différentes rythmes et les différentes obligations peuvent être conciliées, comment les temps sociaux, actuellement peu régulés, peuvent être mieux intégrés. D’où la participation de tous les acteurs : les institutions locales, pour adopter les horaires (crèches, écoles,universités, services) ; les élus ; les salariés, consultés sur leurs obligations et leurs possibilités ; les entreprises, ayant à prendre en compte, dans leur organisation du travail et dans toute la mesure du possible, les obligations et les contraintes de leurs salariés et de leur environnement. Un tel effort doit nous permettre de repenser une organisation du travail plus économe en temps, sans doute plus compacte, mieux articulée avec les obligations familiales et sociales, peut être moins sexuée, la seule possibilité d’accéder aux revendications des femmes étant de repenser totalement la division sociale du travail et des tâches.

Trois éléments constituent, en France, une occasion d’aller dans cette direction : d’abord, la question de l’égalité entre hommes et femmes commence à devenir une réelle question politique (multiplication des rapports officiels, adaptation de l’appareil statistique, enquêtes…et surtout loi sur la parité qui impose que les partis présentent des listes composées à égalité d’hommes et de femmes aux principales élections) ; ensuite, les

aspirations des hommes et en particulier des jeunes hommes semblent se rapprocher de celles des femmes (un certain nombre d’enquêtes montrent que les jeunes hommes, notamment les plus diplômés, ne sont plus prêts à sacrifier leur vie familiale à leur vie professionnelle et sont à la recherche d’un meilleur équilibre de vie leur permettant de réellement concilier vie professionnelle, vie familiale et vie sociale. Cette importante évolution des mentalités, décelable chez les jeunes hommes, va de pair avec leur acceptation totale du travail des femmes, un renouveau de l’image de la famille (moins vécue comme un lieu d’autorité que de ressourcement), l’importance attachée à l’enfant. Troisièm±ð élément : la loi sur la réduction de la durée légale du travail entrée en vigueur à partir de janvier 2000 pour toutes les entreprises de plus de vingt salariés.

Cette loi constitue une occasion de repenser profondément les liens entre travail et autres activités : pour l’instant, 10% seulement des entreprises ont passé des accords de réduction du temps de travail à trente cinq heures. On rencontre des cas très diversifiés sans que l’on puisse pour l’instant tirer un bilan dans un sens ou un autre. Dans les entreprises qui ont engagé une profonde réorganisation du travail, qui avaient une longue tradition de dialogue social…de bons acords ont été passés, qui libérent pour les salariés hommes et femmes des blocs de temps affectables à d’autres usages. Dans un certain nombre d’autres, les entreprises ont utilisé les possibilités d’annualisation du temps de travail pour rendre les horaires encore plus flexibles et pour beaucoup de femmmes, peu qualifiées, dans des secteurs où les syndicats sont peu représentés, les conséquences sur la conciliation vie de famille-vie professionnelle ne sont pas bonnes, au contraire. D’une manière générale, les premières enquêtes sur les usages du temps libéré par la RTT montre une forte " sexuation " de ce temps : bricolage et jardinage pour les hommes, courses et travail domestique pour les femmes. Le fait, pour les salariés, de parvenir à s’emparer réellement de cette loi et de parvenir à en faire un véritable instrument de conciliation des temps sociaux pour les hommes et les femmes est un très gros enjeu. L’article 1 de la loi donne la possibilité aux maires des grosses agglomérations – sur le modèle italien – de coordonner les différents temps et de concilier les contraintes des entreprises, des salariés et de leur environnement. Il semble bien aujourd’hui que les choses n’avanceront véritablement pour les femmes, dans le sens qui a été indiqué plus haut, que si elles parviennent à organiser et exposer clairement et fortement leurs revendications et à porter celles-ci tant dans les enceintes politiques qu’elles devraient rejoindre en plus grand nombre que dans les syndicats (où elles sont encore peu nombreuses) ou dans les associations de la société civile. Mais à cela devront s’ajouter des mesures publiques, d’origine conventionnelle ou législative, pour progresser dans les trois champs sus-cités : inciter les entreprises à revoir considérablement leur organisation du travail pour permettre aux hommes et aux femmes des investissements égaux dans le travail et le hors travail ; inciter les hommes à s’émanciper du travail et à prendre plus leur part de tâches familiales et domestiques pour émanciper les femmes de la prise en charge exclusive de celles-ci ; augmenter les services aux familles permettant à tous, y compris aux familles monoparentales qui se multiplient, d’avoir aussi la possibilité de participer à la vie professionnelle et sociale.

Seul un véritable partage, en acte, des tâches domestiques et familiales permettra de mettre fin à l’actuelle division sociale des tâches et à la forme plus pernicieuse que pourrait prendre celle-ci si l’on continuait de considérer les activités domestiques et familiales comme du travail – et donc à vouloir le rémunérer. C’est me semble-t-il seulement si l’on redonne au travail sa définition stricte (participation rémunérée à la production de biens et services) et si l’on reconnaît la nécessité pour tous les individus d’avoir acès à l’ensemble des activités nécessaires au bien-être, que l’on pourra se sortir de beaucoup de débats ou de solutions oiseuses et fonder en raison un partage de toutes les tâches.