19 mai 2016

Peu de pays dans le monde connaissent des situations politiques, sociales et ¨¦conomiques et des d¨¦fis li¨¦s ¨¤ la s¨¦curit¨¦ aussi complexes que le Pakistan. Ce pays, qui compte 200 millions d¡¯habitants, est compos¨¦ de dizaines de groupes ethniques et minoritaires et de nombreuses tribus qui ont coexist¨¦ en paix pendant des d¨¦cennies. Pourtant, ce pays est, depuis ces 15 derni¨¨res ann¨¦es, aux prises avec un extr¨¦misme violent sous diff¨¦rentes formes. Dans la r¨¦gion de Khyber Pakhtunkhwa (KP) et dans les zones tribales sous administration f¨¦d¨¦rale (FATA), l¡¯extr¨¦misme est particuli¨¨rement violent et touche les femmes de plein fouet. Veuves, victimes ou ayant surv¨¦cu ¨¤ des attentats-suicides ¨¤ la bombe, elles sont aussi d¨¦plac¨¦es et traumatis¨¦es. Les hommes de la famille combattent ou sont morts et de nombreuses femmes se retrouvent de fait ¨¤ la t¨ºte de leur famille, ayant la responsabilit¨¦ de nourrir, d¡¯¨¦lever et d¡¯h¨¦berger les personnes ?g¨¦es, les jeunes et les bless¨¦s1. Cependant, leur mobilit¨¦, l¡¯acc¨¨s ¨¤ l¡¯¨¦ducation et aux ¨¦tablissements de sant¨¦ et leur capacit¨¦?¨¤ s¡¯occuper pleinement de leur famille sont gravement compromis. Les extr¨¦mistes ont exploit¨¦ les femmes au nom de la religion, les contraignant ¨¤ lever des fonds et ¨¤ envoyer leurs propres fils ainsi que ceux d¡¯autres membres de leur famille et de leur communaut¨¦ travailler avec les extr¨¦mistes et pour eux, en particulier dans la r¨¦gion de Swat. Souvent, les femmes ont soutenu les extr¨¦mistes en leur confectionnant des vestes suicide, en collectant de l¡¯or et de l¡¯argent, en servant d¡¯informatrices et en leur offrant un abri.

Ces femmes dont les fils sont dans les milices souffrent beaucoup. Elles craignent pour la vie de leurs enfants et vivent dans des communaut¨¦s qui, parfois, les ¨¦vitent, les isolent et m¨ºme les attaquent du fait de leur association. Les recours de protection dont elles disposent sont limit¨¦s, voire inexistants.

? Il m¡¯est impossible de parler de l¡¯extr¨¦misme et des extr¨¦mistes ¨¤ mon fils ?, a expliqu¨¦ Zargula lors de notre conversation portant sur son fils radicalis¨¦.

En 2008, le PAIMAN Alumni Trust (PAIMAN) a lanc¨¦ l¡¯initiative ? Vivons en paix ?. Un aspect important de ce programme consiste ¨¤ donner aux m¨¨res d¡¯extr¨¦mistes et ¨¤ d¡¯autres m¨¨res les moyens de pr¨¦venir la radicalisation.

Quand l¡¯impensable devient pensable?

En analysant la situation, nous avons d¨¦cid¨¦ de nous concentrer sur la solution la plus difficile : faire participer les femmes. Le PAIMAN a r¨¦alis¨¦ que pour contrer l¡¯id¨¦ologie extr¨¦miste, il fallait sensibiliser et ¨¦duquer les m¨¨res innocentes. Nous avons mis au point notre strat¨¦gie, convaincus que ce sont les m¨¨res qui inculquent les valeurs morales ¨¤ leurs enfants et d¨¦veloppent leur sens des responsabilit¨¦s afin d¡¯instaurer des relations positives au sein de leur famille et de la communaut¨¦. La t?che a ¨¦t¨¦ ardue. Il a fallu les convaincre de sortir de leur foyer et de participer ¨¤ notre initiative de lutte contre l¡¯extr¨¦misme violent. Nous avons nou¨¦ des relations avec des m¨¨res dans chaque communaut¨¦ et les avons incit¨¦es ¨¤ acqu¨¦rir des comp¨¦tences pour gagner de l¡¯argent et apporter une aide financi¨¨re ¨¤? leur famille. En m¨ºme temps, nous avons engag¨¦ un dialogue et instaur¨¦ des relations de confiance avec les anciens de la communaut¨¦ et leurs proches de sexe masculin influents, ce qui a incit¨¦ ces femmes ¨¤ sortir de chez elles. Cette initiative a ¨¦t¨¦ couronn¨¦e de succ¨¨s.

Concentrant nos efforts sur la confiance en soi, les comp¨¦tences et l¡¯autonomisation, nous avons lanc¨¦ nos programmes ambitieux en deux phases.

Dans la premi¨¨re phase, les femmes ont acquis des comp¨¦tences pour gagner leur vie et d¨¦velopper des aptitudes afin d¡¯¨¦tablir une position d¡¯autorit¨¦ au sein de la famille. Un enfant ne respecte sa m¨¨re que si son autorit¨¦ n¡¯est pas contest¨¦e par son mari, ses amis ou la soci¨¦t¨¦. Cela leur a aussi permis de contribuer rapidement aux revenus de leur famille et de leur donner confiance.

Dans la deuxi¨¨me phase, elles ont acquis les connaissances et la confiance en soi n¨¦cessaires pour jouer un r?le actif dans leur famille et leur communaut¨¦. Nous avons d¨¦velopp¨¦ leur esprit critique, leur permettant de reconna?tre les indicateurs de l¡¯extr¨¦misme violent chez un individu et dans leur communaut¨¦ et de trouver les moyens de d¨¦tecter les signes pr¨¦coces en encourageant le dialogue et la consolidation de la paix au niveau local. Elles ont peu ¨¤ peu pris conscience de l¡¯influence qu¡¯elles pouvaient exercer dans la vie de leurs enfants et r¨¦alis¨¦ qu¡¯elles pouvaient les emp¨ºcher de se livrer ¨¤ des activit¨¦s extr¨¦mistes. Tr¨¨s souvent, les extr¨¦mistes se servent du Coran pour attirer les jeunes et les communaut¨¦s ¨¤ faire le djihad ou?¨¤ les convaincre de commettre des actes violents. Nous avons utilis¨¦ des versets coraniques dans leur contexte appropri¨¦ pour faire ¨¦voluer les mentalit¨¦s. Notre m¨¦thodologie est fond¨¦e sur le Coran et le Sunna, car le proph¨¨te Mohammed (PBSL) a dit que le r?le d¡¯une m¨¨re est essentiel dans l¡¯¨¦ducation de ses enfants selon le v¨¦ritable enseignement islamique qui ne pr¨ºche ni la haine ni la violence.

Le processus de transformation a ¨¦t¨¦ g¨¦n¨¦ralement lent, mais continu et solide. L¡¯acquisition des nouvelles connaissances et leur ¨¦mancipation ¨¦conomique leur ont donn¨¦ la confiance de communiquer ouvertement avec leurs fils et les ont aid¨¦es ¨¤ renforcer leur relation avec eux. Confort¨¦e par cette ¨¦volution, le PAIMAN a pris contact avec leurs fils qui ont ¨¦t¨¦ encourag¨¦s ¨¤ participer ¨¤ son programme de d¨¦radicalisation.

La m¨¦tamorphose de ces m¨¨res devenues des agents du changement alors qu¡¯elles c¨¦l¨¦braient peu de temps avant le martyr de leurs fils dans des attentats-suicides a ¨¦t¨¦ un processus fastidieux et difficile. Vivant dans une soci¨¦t¨¦ patriarcale et conservatrice, il leur a ¨¦t¨¦ tr¨¨s difficile de convaincre d¡¯autres femmes d¡¯adopter leur d¨¦marche dans un contexte o¨´ la violence et l¡¯exploitation sont justifi¨¦es au nom de la religion. Suite ¨¤ la formation propos¨¦e par le PAIMAN, ces femmes sont devenues des groupes de paix appel¨¦es les m¨¨res tolanas (qui signifie ? ensemble ? en Pashto) et ont commenc¨¦?¨¤ aller ¨¤ la rencontre d¡¯autres m¨¨res. ? ce jour, le PAIMAN a form¨¦ 745 femmes qui ont elles-m¨ºmes form¨¦ 30 TOLANAS au KP et dans les FATA.

Aujourd¡¯hui, ces m¨¨res organisent des r¨¦unions avec d¡¯autres m¨¨res dans leur communaut¨¦ en les aidant ¨¤ faire face ¨¤ l¡¯extr¨¦misme violent.

Les m¨¨res TOLANAS ainsi que les jeunes TOLANAS jouent un r?le central pour rep¨¦rer les jeunes vuln¨¦rables et extr¨¦mistes et les convaincre de participer au programme de d¨¦radicalisation. Elles participent activement ¨¤ la difficile t?che de r¨¦int¨¦grer les jeunes extr¨¦mistes et organisent des r¨¦unions avec d¡¯autres communaut¨¦s, mettant l¡¯accent sur la pr¨¦vention de l¡¯extr¨¦misme violent et soulignant l¡¯importance du r?le de la communaut¨¦ dans la r¨¦int¨¦gration des jeunes. Aujourd¡¯hui, ces m¨¨res rassemblent les membres de leur communaut¨¦ tout en encourageant la r¨¦conciliation gr?ce ¨¤ des r¨¦seaux communautaires en renfor?ant les liens et en partageant des informations. Elles ont ¨¦duqu¨¦ et sensibilis¨¦ 15 000 femmes membres au KP et dans les FATA qui ont fini par comprendre qu¡¯elles avaient un r?le ¨¤ jouer dans la pr¨¦vention de la radicalisation et dans la lutte contre l¡¯extr¨¦misme dans leur r¨¦gion, ce qui renforce le processus de consolidation de la paix dans les communaut¨¦s.

Les m¨¨res TOLANAS surveillent leur environnement, restant vigilantes aux premiers signes d¡¯extr¨¦misme violent au sein de leur famille et de leur communaut¨¦. Un exemple de courage exemplaire est illustr¨¦ par Sheeba, membre des m¨¨res TOLANAS. Elle avait remarqu¨¦ que son plus jeune fr¨¨re, Gul Zareef, rentrait tard et qu¡¯il devenait de plus en plus silencieux. Elle lui a demand¨¦, ¨¤ plusieurs reprises, ce qu¡¯il faisait et la raison de son silence, mais il a refus¨¦ de lui r¨¦pondre. Se rappelant la formation du PAIMAN concernant les changements de comportement des jeunes, elle a commenc¨¦ ¨¤ observer plus ¨¦troitement ses sorties et ses comportements. Un soir, elle l¡¯a suivi et s¡¯est rendu compte qu¡¯il se rendait dans une maison de la rue voisine. Elle a discut¨¦ de la situation avec d¡¯autres femmes ainsi qu¡¯avec des jeunes TOLANAS. Des membres se sont rendus dans cette maison et ont constat¨¦ que des ¨¦trangers dispensaient des enseignements, incitant les jeunes ¨¤ se joindre ¨¤ leur mission. Sheeba ainsi que d¡¯autres m¨¨res TOLANAS l¡¯ont signal¨¦ ¨¤ la police locale qui a effectu¨¦ une descente, saisi les documents de propagande extr¨¦miste et arr¨ºt¨¦ trois personnes ¨¦trang¨¨res qui avaient attir¨¦ cinq jeunes hommes de cette communaut¨¦. L¡¯alerte donn¨¦e par un groupe de paix compos¨¦ de femmes a permis d¡¯¨¦viter que de nombreux gar?ons tombent entre les mains d¡¯un groupe extr¨¦miste.

Le r?le des femmes dans l¡¯harmonie entre les confessions

Au Pakistan, les chefs religieux des mosqu¨¦es, des ¨¦glises, des temples et d¡¯autres ¨¦tablissements religieux, qui jouent un r?le important dans la formation des attitudes, des opinions et des comportements, sont principalement des hommes. Dans ce m¨ºme contexte, les enseignantes dans les ¨¦coles coraniques, les femmes chefs politiques et religieux et les militantes non musulmanes sont soutenues par un grand nombre de femmes et de jeunes. Elles ont aussi des r¨¦seaux de sensibilisation et b¨¦n¨¦ficient d¡¯une grande cr¨¦dibilit¨¦ aupr¨¨s de leur public, mais demeurent tr¨¨s ignor¨¦es.

L¡¯id¨¦e que les femmes ont la capacit¨¦ de toucher les communaut¨¦s au-del¨¤ des barri¨¨res de s¨¦paration dans un environnement politique tendu, de les mobiliser, d¡¯organiser des manifestations non violentes et d¡¯aborder le r?le des hommes et des femmes dans l¡¯¨¦dification paix du point de vue th¨¦ologique, peut changer le discours et les pr¨¦jug¨¦s sur le r?le des femmes dans la promotion de la coh¨¦sion sociale au-del¨¤ des diff¨¦rences religieuses.

Le PAIMAN a renforc¨¦ les capacit¨¦s des enseignantes dans les ¨¦coles coraniques, des militantes d¡¯autres confessions et des dirigeantes de partis politiques et religieux et form¨¦ une coalition appel¨¦e ? Les femmes croyantes et la coh¨¦sion sociale au Pakistan ?. Gr?ce ¨¤ cette plate-forme, les femmes de diff¨¦rentes confessions ont surmont¨¦ trois obstacles majeurs ¨¤ leur participation au dialogue interconfessionnel : le manque d¡¯acc¨¨s ¨¤ l¡¯¨¦ducation dans les confessions religieuses non islamiques; leur manque de repr¨¦sentation et le manque de communication. Par le partage et la discussion, elles ont d¨¦couvert des similarit¨¦s et des diff¨¦rences en tant que femmes et croyantes. Aujourd¡¯hui, les membres de la coalition travaillent ensemble pour promouvoir l¡¯inclusion, l¡¯¨¦galit¨¦ et le dialogue interreligieux dans leur communaut¨¦, offrant une tribune pour faire entendre leur voix, quelle que soit la croyance religieuse. Elles c¨¦l¨¨brent les festivals religieux de toutes les confessions et s¡¯entraident lorsque des actes de violence sont commis dans leur communaut¨¦.

Adil, le fils de Zareen, membre du groupe interconfessionnel PAIMAN, participait ¨¤ des actes de violence contre les fid¨¨les chiites lors de chaque procession qui a lieu ¨¤ Peshawar pendant le mois de mouharram. S¡¯¨¦tant engag¨¦e ¨¤ transformer le comportement de son fils, Zareen et d¡¯autres membres du groupe ont surveill¨¦ la procession annuelle afin d¡¯emp¨ºcher que son fils et ses amis passent ¨¤ l¡¯action. Face ¨¤ leur m¨¨re, ils ont quitt¨¦ l¡¯endroit sans cr¨¦er d¡¯incident. Plus tard, les m¨¨res ont discut¨¦ avec leurs fils pour les aider ¨¤ surmonter les pr¨¦jug¨¦s ¨¤ l¡¯encontre des chiites. Adil est aujourd¡¯hui l¡¯un des membres les plus actifs des jeunes TOLANAS et dirige la campagne pour l¡¯harmonie interconfessionnelle, la tol¨¦rance et la coh¨¦sion sociale ¨¤ Peshawar.

Pour instaurer la confiance au niveau national, les femmes du PAIMAN m¨¨nent des activit¨¦s de mobilisation comme des rassemblements pour la paix, participent ¨¤ des ¨¦missions radiophoniques et t¨¦l¨¦vis¨¦es ainsi qu¡¯¨¤ des tables rondes et produisent et diffusent des publications sur l¡¯impact de l¡¯extr¨¦misme violent sur les femmes et le r?le des femmes pour y faire face.

La reconnaissance du r?le des femmes dans l¡¯att¨¦nuation des conflits et la pr¨¦vention de l¡¯extr¨¦misme violent

L¡¯enseignement tir¨¦ est que les femmes peuvent jouer un r?le actif dans la transformation des conflits et faire face ¨¤ l¡¯extr¨¦misme violent, ¨¤ condition qu¡¯elles soient ¨¦conomiquement autonomes, bien inform¨¦es de ces questions et aient des aptitudes ¨¤ la discussion et ¨¤ la n¨¦gociation.

Les groupes pour la paix comme TOLANA deviennent des agents du changement en sensibilisant, en pr¨¦venant la radicalisation, en apportant un soutien aux autres femmes, en s¡¯exprimant publiquement et en exer?ant des pressions pour inclure les femmes dans les structures et les comit¨¦s de paix et de s¨¦curit¨¦, y compris celles qui influencent les lois et les politiques.

En ces temps difficiles et incertains, les groupes pour la paix des m¨¨res du PAIMAN contribuent ¨¤ la r¨¦conciliation des communaut¨¦s, ¨¤ la gu¨¦rison des traumatismes et ¨¤ la stabilisation de la r¨¦gion gr?ce ¨¤ la confiance qu¡¯elles ont instaur¨¦e au sein de leur communaut¨¦. Elles travaillent avec les comit¨¦s de gestion des ¨¦coles, les enseignants et les parents afin de diffuser des messages de paix et d¡¯organiser des groupes d¡¯¨¦l¨¨ves pour la paix dans les ¨¦coles coraniques et les ¨¦coles.??

Notes

1? Bushra Khaliq, ? Rising extremism, war on terrorism and women¡¯s lives in Pakistan ?, International Viewpoint, (f¨¦vrier 2010).

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