1 janvier 2009

En 2006, j'ai donn¨¦ des conf¨¦rences ¨¤ l'universit¨¦ d'Harvard o¨´ j'ai appel¨¦ ¨¤ un deuil collectif d'un mois, d'une semaine - ou d'un jour m¨ºme - pour les millions de personnes qui sont mortes priv¨¦es de s¨¦pultures et sans c¨¦r¨¦monie. Ces conf¨¦rences ont ¨¦t¨¦ publi¨¦es sous le titre Something Torn and New. Je ne savais pas alors que d'autres partageaient mon point de vue. Je suis heureux que cette journ¨¦e soit comm¨¦mor¨¦e aux Nations Unies, mais elle devrait ¨ºtre observ¨¦e partout dans le monde, car la traite des esclaves et l'esclavage dans les plantations ont ¨¦t¨¦ d'une importance capitale dans la construction du monde moderne. Mais ce qui a ¨¦t¨¦ un gain pour le monde, en particulier l'Occident, a ¨¦t¨¦ une perte pour l'Afrique. Je ne parle pas simplement de la perte de vies humaines, de pouvoir, de ressources, des pertes ¨¦conomiques pour l'Afrique et des gains pour les pays du monde entier : la traite des esclaves et l'esclavage ont ¨¦t¨¦ un traumatisme historique dont les cons¨¦quences sur le psychisme des Africains n'ont jamais ¨¦t¨¦ suffisamment ¨¦tudi¨¦es.
On sait qu'une personne qui commet des actes de violence et celle qui en est la victime peuvent souvent occulter le traumatisme subi, agissant comme s'il n'avait jamais eu lieu. La victime ne reconna¨ªt pas l'agression et l'auteur de la violence ne reconna¨ªt pas son crime. En effet, comment peut-on reconna¨ªtre le traumatisme ou le crime que l'on nie. Cela peut se produire au niveau des communaut¨¦s, o¨´ les atrocit¨¦s commises sur un groupe sont enfouies dans la m¨¦moire collective, pass¨¦es sous silence, ce qui signifie que les plaies ne sont jamais r¨¦ellement referm¨¦es et que le ressentiment couve et vient hanter l'avenir.
Les pays occidentaux n'ont jamais vraiment reconnu ce crime contre l'humanit¨¦ car, pour ce faire, il faut en accepter la responsabilit¨¦ et les cons¨¦quences. Certes, on peut comprendre pourquoi l'auteur d'un crime veut oublier : un malaise plane au-dessus des t¨ºtes de ceux qui commettent des crimes contre l'humanit¨¦. Mais l'Afrique post-coloniale n'a jamais non plus surmont¨¦ le traumatisme sur son propre continent ainsi que dans les diasporas aux Cara?bes et en Am¨¦rique. En Afrique et dans le monde entier, la traite des esclaves et l'esclavage dans les plantations n'ont jamais ¨¦t¨¦ reconnus pour ce qu'ils ¨¦taient : un g¨¦nocide, un holocauste, le d¨¦placement de populations d'une ampleur historique et g¨¦ographique in¨¦dite. C'¨¦tait le nazisme avant Hitler, pour emprunter l'expression d'Aim¨¦ C¨¦saire dans son ouvrage Discours sur le colonialisme.
Les cons¨¦quences ¨¦conomiques sont ¨¦videntes : les pays occidentaux les plus d¨¦velopp¨¦s sont en grande partie ceux dont la modernit¨¦ a pris racine dans la traite transatlantique des esclaves et l'esclavage dans les plantations. Le corps de l'Africain ¨¦tait un produit, et la main-d'?uvre une ressource bon march¨¦. Il faut noter que cela s'est perp¨¦tu¨¦ durant l'¨¦poque coloniale o¨´, une fois encore, les ressources humaines et naturelles de l'Afrique ¨¦taient peu ch¨¨res pour le colonialiste europ¨¦en qui d¨¦terminait les prix et la valeur de ce qu'il achetait. N'est-ce pas ce qui se passe aujourd'hui avec les pratiques commerciales d¨¦loyales impos¨¦es par les pays occidentaux qui d¨¦terminent le prix et la valeur des produits qu'ils vendent ¨¤ l'Afrique ?
Il n'est pas ¨¦tonnant que les victimes de la traite des esclaves et de l'esclavage dans les plantations sur le continent africain et dans les autres pays du monde connaissent le sous-d¨¦veloppement. Ha?ti, par exemple, ¨¦tait au XVIIIe si¨¨cle le principal soutien ¨¦conomique de la France, le pays convoit¨¦ par les grandes puissances europ¨¦ennes de l'¨¦poque. Aujourd'hui, c'est le pays le plus pauvre du monde occidental. L'histoire d'Ha?ti c'est aussi celle de l'Afrique et des peuples africains. La majorit¨¦ des sans-abri dans le monde viennent des communaut¨¦s qui ont ¨¦t¨¦ victimes de la traite des esclaves.
Mais cela est ¨¦vident. Ce sont les cons¨¦quences morales qui sont pr¨¦occupantes - la perception n¨¦gative de l'Afrique et des Africains par les autres et celle de l'Afrique et des Africains par eux-m¨ºmes. Ces deux conceptions ont un d¨¦nominateur commun dans le m¨¦pris des vies africaines. Des massacres et un g¨¦nocide peuvent avoir lieu en Afrique, comme dans le cas du Rwanda, face ¨¤ un monde qui prend le r?le de spectateur. Les gouvernements africains massacrent leur peuple et le soir dorment sur leurs deux oreilles comme si rien ne s'¨¦tait pass¨¦; les hommes politiques qui r¨¨glent les diff¨¦rends politiques en incitant au nettoyage ethnique dirig¨¦ contre une ethnie, puis une autre, peuvent dormir la conscience tranquille, sans ¨ºtre troubl¨¦s par ce qu'ils ont d¨¦clench¨¦. Toute vie perdue est une perte irr¨¦parable. Mais nous avons vu la panique qui s'installe dans le monde et en Afrique si un otage blanc europ¨¦en est port¨¦ disparu ou ex¨¦cut¨¦ en Afrique. Cela montre une indiff¨¦rence envers les descendants d'esclaves et une pr¨¦occupation profonde pour les descendants de propri¨¦taires d'esclaves.
Il faudrait organiser des c¨¦r¨¦monies de deuil pour les victimes et arriver ¨¤ ce que les auteurs des crimes reconnaissent leurs actes. Mais cela signifierait tirer les le?ons du pass¨¦. L'esclave a perdu la souverainet¨¦ de son corps, le contr?le de sa force de travail et sa langue. Et aujourd'hui en Afrique, quel contr?le avons-nous sur nos propres ressources ? Les divisions entre Africains favoris¨¦es par la m¨¦thode du ? diviser pour mieux r¨¦gner ? ont aid¨¦ le processus d'asservissement en affaiblissant la r¨¦sistance. Aujourd'hui, les m¨ºmes divisions entre et dans les?pays africains m¨ºmes continuent d'affaiblir le continent. L'esclave a perdu sa langue involontairement. Aujourd'hui, l'Afrique la perd volontairement. Il y a beaucoup de questions que nous devrions poser. Mais nous pouvons, cependant, apprendre des exp¨¦riences de la r¨¦sistance et des pratiques des esclaves. Le panafricanisme est n¨¦ dans la diaspora : les Africains des Cara?bes et en Am¨¦rique pourraient regarder vers l'Afrique et voir un continent unifi¨¦ et non pas divis¨¦. Priv¨¦s de leur langue, ils en ont cr¨¦¨¦ de nouvelles et tir¨¦ le meilleur parti de ce qu'ils avaient cr¨¦¨¦. Leurs r¨¦ussites culturelles dans les domaines de la litt¨¦rature ou de la musique sont immenses et ont laiss¨¦ une marque ind¨¦l¨¦bile sur la culture mondiale.
Le monde doit tirer les le?ons du pass¨¦. Ce n'est qu'en faisant un travail de deuil et en reconnaissant les crimes commis que nous parviendrons ¨¤ l'unit¨¦ et ¨¤ la gu¨¦rison dont le monde a tellement besoin. J'esp¨¨re que ce jour est seulement le d¨¦but d'un voyage collectif vers ce but.

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