En 1994, au d茅but du g茅nocide contre les Tutsis au Rwanda, Eric Murangwa Eugene, alors au sommet de sa carri猫re de footballeur, a vu ses co茅quipiers se mobiliser pour le prot茅ger des milices qui traquaient les "ennemis" maison par maison. Dans un entretien avec Zipporah Musau d'Afrique Renouveau, il raconte son parcours de survie et 茅voque les efforts de sa fondation pour sensibiliser les gens aux cons茅quences du g茅nocide. Extraits :
Je suis n茅e 脿 Rwamagana, une petite ville de l'est du Rwanda. Ma famille a d茅m茅nag茅 脿 Kigali lorsque j'avais environ 8 ans. C'est 脿 Kigali que je suis all茅 脿 l'茅cole et que j'ai commenc茅 ma carri猫re de footballeur.
J'ai v茅cu le g茅nocide de 1994 contre les Tutsis avant de m'installer au Royaume-Uni. Aujourd'hui, je suis en train de retourner au Rwanda.
Quand avez-vous commenc茅 votre carri猫re de footballeur ?
Au lyc茅e. J'ai commenc茅 脿 jouer pour Rayon Sports, le plus grand club de football du pays.
Trente ans se sont 茅coul茅s depuis le g茅nocide de 1994 contre les Tutsis au Rwanda. Quels sont vos souvenirs de cette nuit o霉 l'enfer s'est d茅cha卯n茅 ?
J'avais environ 20 ans et ma carri猫re de footballeur avait d茅coll茅. Le pays 茅tait en guerre (civile) depuis 1990 脿 cause d'une mauvaise politique.
Les tueries ont commenc茅 dans la nuit du 6 avril 1994, apr猫s que l'avion du pr茅sident Juv茅nal Habyarimana a 茅t茅 abattu alors qu'il revenait de Tanzanie apr猫s avoir particip茅 脿 un sommet des chefs d'脡tat de la r茅gion.听
Cet incident a servi de pr茅texte pour commencer 脿 tuer des gens. Dans un premier temps, la milice a cibl茅 des hommes politiques consid茅r茅s comme des obstacles 脿 la campagne de g茅nocide. Le 7 avril, le v茅ritable g茅nocide a commenc茅, les tueries s'茅tendant aux Tutsis ordinaires et 脿 d'autres civils consid茅r茅s comme des ennemis de l'脡tat.
Comment avez-vous surv茅cu ?
Ma premi猫re confrontation a eu lieu le 7 avril, vers 13 heures, lorsqu'un groupe d'environ sept hommes arm茅s s'est pr茅sent茅 脿 notre maison de Nyamirambo, o霉 je vivais avec mon co茅quipier. Ils nous ont demand茅 nos cartes d'identit茅 pour savoir si nous 茅tions Tutsis.
Le sport peut aider 脿 gu茅rir. Le premier 茅v茅nement public qui s'est d茅roul茅 au Rwanda apr猫s le g茅nocide a 茅t茅 un match de football entre mon ancien club et le plus grand club rival.
Ils nous ont ordonn茅 de nous allonger et ont fouill茅 les chambres 脿 la recherche d'armes. Nous leur avons dit que nous n'茅tions que des sportifs. Ils ne nous ont pas 茅cout茅s.听
L'un des soldats a tenu un tas d'albums de photos qui se trouvaient dans ma chambre. Les photos 茅taient utilis茅es pour identifier les "ennemis". Un album rempli de photos de mon club de football lui a gliss茅 des mains et est tomb茅 sur le sol, r茅v茅lant une photo de moi dans un maillot de football. Il m'a reconnu sur les photos.
"Il m'a reconnu sur les photos et m'a demand茅 : "Tu es Toto ? " Toto ", qui signifie " le jeune ", 茅tait mon surnom au club de football parce que j'y 茅tais entr茅 脿 l'芒ge de 12 ans.
"Oui", ai-je r茅pondu. L'expression de son visage a soudain chang茅. Il n'avait plus cette expression dangereuse. Il semblait avoir retrouv茅 son humanit茅. Il m'a dit qu'il 茅tait un grand fan de mon club de football et de moi.
Deux semaines auparavant, mon club avait jou茅 un grand match du championnat d'Afrique de football contre Al-Hilal du Soudan, et nous les avions 茅limin茅s de la comp茅tition. Nous nous pr茅parions pour le prochain tour de la Coupe d'Afrique des vainqueurs de coupe contre le Kenya Breweries FC.
Il a donc parl茅 de ce match de football, en revivant chaque instant. Il demandait : Te souviens-tu de ce but ? Te souviens-tu du tacle ou de l'arr锚t que tu as fait ? Le type qui 茅tait venu pour me tuer est devenu amical. L'album qui est tomb茅 脿 c么t茅 de moi aurait pu 锚tre diff茅rent. Le soldat aurait pu 锚tre un fan d'un autre club.听
Tout arrive pour une raison. Mais plus important encore, ce moment a mis en lumi猫re le pouvoir du sport et sa capacit茅 脿 influencer les gens. Cette personne malveillante s'est transform茅e gr芒ce 脿 la relation sp茅ciale qu'il entretenait avec moi et 脿 son amour pour le Rayon Sports Football Club. Je ne l'ai pas senti 脿 l'茅poque, mais mon d茅sir d'utiliser le football comme outil d'unit茅 et de paix est n茅 脿 ce moment-l脿.听
Cette photo m'a sauv茅 la vie, ainsi que celle de mes colocataires et de mes voisins.听
- Je suis l'a卯n茅 d'une famille de cinq gar莽ons et d'une fille. Ma famille vivait 脿 moins d'un kilom猫tre de moi. Le matin du 8 avril, deux jours apr猫s le d茅but de la tuerie, j'茅tais all茅 les voir. Je voulais convaincre mes parents de se r茅fugier dans l'enceinte d'une 茅glise voisine qui abritait de nombreux Tutsis. Nous pensions que les 茅glises 茅taient s没res.
- Alors que nous nous appr锚tions 脿 nous y rendre, nous avons entendu des coups de feu dans le quartier. Mon p猫re nous a dit de ne pas nous aventurer dehors et que nous pr茅f茅rions mourir 脿 la maison plut么t que dans la rue. En tant qu'adventistes du septi猫me jour, la pri猫re faisait partie de notre vie quotidienne. Ma m猫re nous demandait de nous r茅unir autour de la table et de prier. J'ai 茅t茅 choqu茅e lorsque mes parents ont sugg茅r茅 que nous devrions d'abord chanter une chanson avant de prier, 茅tant donn茅 la situation dans laquelle nous nous trouvions.听
- Apr猫s les pri猫res, je suis retourn茅e aupr猫s de mes co茅quipiers. Trois d'entre eux 茅taient hutus et un 茅tait tutsi. Des 茅missions de radio disaient aux Hutus de consid茅rer tous les Tutsis comme leurs ennemis, mais mes co茅quipiers m'ont accueilli et nous avons pass茅 les deux ou trois semaines suivantes avec eux.
- Mes parents ont miraculeusement surv茅cu. Les choses sont devenues incontr么lables dans le quartier ; nos voisins sont devenus des tueurs.
- Mes co茅quipiers s'aventuraient 脿 la recherche de nourriture et recueillaient des informations sur ce qui se pr茅parait. Ils m'ont nourri tout au long de cette p茅riode et ont 茅galement fait preuve de g茅n茅rosit茅 envers mes parents.
- Quelques semaines apr猫s notre arriv茅e dans la zone du FPR, d'autres survivants ont 茅t茅 amen茅s. Un jour, mon jeune fr猫re a 茅t茅 amen茅. Jusqu'脿 ce moment-l脿, je ne savais pas ce qui leur 茅tait arriv茅. Je pensais qu'ils avaient tous 茅t茅 tu茅s. Heureusement, mes parents et lui avaient r茅ussi 脿 se rendre 脿 la cath茅drale Sainte-Famille, d'o霉 mon fr猫re s'est fray茅 un chemin dans les camions qui transportaient les gens jusqu'脿 l'endroit o霉 je me trouvais.
- Heureusement, la ville de Kigali a 茅t茅 lib茅r茅e le 4 juillet. Mes parents et un autre fr猫re ont surv茅cu. Les autres jeunes fr猫res et s艙urs, tous deux 芒g茅s de moins de 10 ans, avaient 茅t茅 laiss茅s dans un orphelinat. Ils ont 茅galement surv茅cu. Le plus jeune de mes fr猫res et s艙urs, qui rendait visite 脿 notre cousin et 脿 sa famille pr猫s de l'a茅roport, a 茅t茅 tu茅. Il n'avait que 7 ans.听
Au total, j'ai perdu plus de 85 membres de ma famille 茅largie qui vivaient dans diff茅rentes villes et villages du Rwanda.
Y a-t-il eu un autre incident terrifiant ?
Oui. Un matin, un groupe de miliciens m'a enlev茅 dans la maison de mes co茅quipiers sans que personne ne s'en aper莽oive. Ils ont pris mon portefeuille et m'ont demand茅 si les devises 茅trang猫res qu'il contenait 茅taient des dollars am茅ricains, ce 脿 quoi j'ai r茅pondu par l'affirmative. Ils m'ont demand茅 plus d'argent. J'ai r茅pondu que je pourrais en obtenir davantage s'ils me laissaient rentrer chez moi. J'essayais de gagner du temps avant qu'ils ne me tuent.
Lorsque nous sommes rentr茅s dans notre maison, avec toute cette agitation, mes co茅quipiers se sont r茅veill茅s et ont n茅goci茅 ma vie. Ils ont donn茅 de l'argent 脿 la milice.听
Qu'avez-vous fait ensuite ?
Mes co茅quipiers m'ont conseill茅 d'aller chez l'un des dirigeants de notre club de football, qui 茅tait l'un des principaux chefs de la milice. 脌 ma grande surprise, il a accept茅 de s'occuper de moi pendant quelques jours.
Je suis rest茅 avec lui pendant une semaine environ. Proche du r茅gime, il a compris qu'ils 茅taient en train de perdre la guerre et il avait l'intention de s'enfuir. Il m'a propos茅 de me d茅poser dans un endroit o霉 je me sentirais en s茅curit茅. Il m'a d茅pos茅e dans un centre de fortune de la Croix-Rouge au centre-ville, mais on ne m鈥檡 a pas laiss茅 entrer.
Je suis rest茅 pr猫s de la porte pendant trois jours avant d'锚tre emmen茅 脿 l'H么tel des Mille Collines (c茅l猫bre H么tel Rwanda), qui 茅tait gard茅 par des soldats de la paix des Nations Unies. J'y suis rest茅 jusqu'脿 ce que le Front patriotique rwandais (FPR) n茅gocie notre transfert dans leur zone. Les casques bleus des Nations Unies ont rendu cet arrangement possible.
Lorsque vous vous 锚tes install茅 au Royaume-Uni, vous avez cr茅茅 la Fondation Ishami. Qu'est-ce qui vous a pouss茅 脿 le faire ?
C'est une mani猫re de rendre 脿 la soci茅t茅 ce qu'elle nous a donn茅.听
Ishami est une branche d'arbre en kinyarwanda. Elle symbolise la r茅silience, le r茅tablissement et la connexion.听
Notre fondation s'inspire de l'exp茅rience des survivants du g茅nocide pour nous rapprocher de notre humanit茅 commune par le biais du sport et de la narration. Notre vision est de promouvoir l'茅galit茅, la diversit茅 et une paix durable et d'apprendre aux jeunes 脿 devenir des citoyens engag茅s et responsables qui respectent les diff茅rences de chacun.听
脌 l'origine, la fondation s'appelait Football for Hope, Peace and Unity (Football pour l'espoir, la paix et l'unit茅).听
En 2018, nous avons chang茅 son nom en Fondation Ishami. La vie d'un arbre symbolise ce que la nation rwandaise est devenue apr猫s le g茅nocide. Un arbre symbolise la vie, et la vie vient des fruits qui poussent sur les branches. Le nom refl猫te mon histoire, mon parcours et mon pays.听
Les croyances, les valeurs et les principes incroyables dont mes co茅quipiers ont fait preuve sont le fruit du pouvoir du sport. Je voulais utiliser le sport pour contribuer 脿 la r茅conciliation et 脿 la reconstruction de mon pays. Je voulais produire beaucoup plus de personnes comme mes co茅quipiers.听
Quelles sont les activit茅s sp茅cifiques de votre fondation ?
En collaboration avec d'autres organisations telles que Coaches Across Continents, nous avons d茅velopp茅 ce que nous appelons "Soccer for Social Impact", avec des programmes con莽us pour que les jeunes jouent au football, acqui猫rent des comp茅tences en mati猫re de vie et d'entrepreneuriat, soient des artisans de la paix et luttent contre les pr茅jug茅s.
Par ailleurs, j'ai nou茅 des liens avec des survivants de l'Holocauste 脿 Londres et j'en ai appris davantage sur l'Holocauste et l'importance de la narration. J'ai commenc茅 脿 aller dans les 茅coles et les communaut茅s locales pour partager mon histoire. Peu 脿 peu, j'ai commenc茅 脿 introduire la narration dans nos activit茅s par le biais d'un programme intitul茅 "Le莽ons du Rwanda".
Finalement, nous avons organis茅 et structur茅 nos visites dans les 茅coles et les universit茅s pour partager des t茅moignages ou animer des ateliers sur des questions li茅es aux pr茅jug茅s fond茅s sur l'identit茅.
Tirez les le莽ons du Rwanda pour am茅liorer vos communaut茅s. Lorsque vous comprendrez le g茅nocide et ses causes, vous serez en mesure de le pr茅venir.
Au fur et 脿 mesure de notre d茅veloppement, nous avons r茅ussi 脿 obtenir quelques subventions. R茅cemment, nous avons obtenu une subvention du gouvernement britannique pour soutenir un projet intitul茅 100 "Histoires du Rwanda". Il s'agit d'un livre, qui sera lanc茅 脿 l'occasion de Kwibuka 30, de ressources p茅dagogiques et de documentations qui mettent en lumi猫re l'histoire du g茅nocide. Ces documents seront utilis茅s dans le m茅morial de l'Holocauste qui sera construit 脿 Londres dans les deux ou trois prochaines ann茅es.
Comment le sport peut-il aider les gens 脿 gu茅rir, et de quelle mani猫re pensez-vous que le sport a contribu茅 脿 la gu茅rison et 脿 la r茅conciliation au Rwanda ?
Je suis un exemple vivant de ce que le sport peut faire. Apr猫s le g茅nocide, la premi猫re chose que j'ai voulu faire a 茅t茅 de jouer au football. Le sport vous aide 脿 锚tre gentil et tol茅rant.
Le sport permet aux gens de se sentir plus forts. On a plus de chances de surmonter les difficult茅s si on est responsabilis茅.听
Le premier 茅v茅nement public au Rwanda apr猫s le g茅nocide a 茅t茅 un match de football entre mon ancien club, Rayon Sports, et son grand rival, Kiyovu Sport. Ce match a aid茅 le Rwanda et les Rwandais 脿 revenir 脿 la normale. Le fait de voir deux clubs de football et des joueurs qui 茅taient encore bien connus dans le pays a donn茅 de l'espoir aux Rwandais. C'茅tait un acte puissant de r茅silience.
J'ai aid茅 脿 ramener les joueurs survivants qui avaient fui le pays.听
Apr猫s ce match, l'茅quipe nationale s'est rendue dans d'autres r茅gions d'Afrique et a rencontr茅 des Rwandais.听
Ils nous ont regard茅s jouer et ont pu renouer avec leur pays. La plupart d'entre eux ont d茅cid茅 de retourner au Rwanda apr猫s avoir rencontr茅 les joueurs et discut茅 avec eux.
Lors de la r茅int茅gration des g茅nocidaires dans la soci茅t茅, le meilleur moyen 茅tait le sport. Lorsqu'un g茅nocidaire marquait un but, les gens l'acclamaient, sans avoir 脿 se souvenir de son pass茅.
Quels sont les d茅fis que vous avez d没 relever ?
Partir 脿 l'茅tranger signifie vivre une exp茅rience, une culture, une langue et un climat diff茅rents. Venant d'une soci茅t茅 touch茅e par un conflit, personne ne conna卯t votre pass茅 ni ce que vous avez apport茅 avec vous.
De plus, le fait de laisser sa famille derri猫re soi rend la situation difficile.听
Comment utilisez-vous votre fondation pour sensibiliser aux cons茅quences des g茅nocides ?
Nous encourageons les initiatives de consolidation de la paix. En raison de contraintes financi猫res, nous n'avons pas 茅t茅 en mesure de nous rendre dans d'autres pays d'Afrique. Toutefois, nous envisageons de le faire, car notre r茅gion - la r茅gion des Grands Lacs et la Corne de l'Afrique - est actuellement l'une des plus instables d'Afrique. Nous pouvons partager nos exp茅riences en mati猫re de consolidation de la paix, de pr茅vention des conflits et de lutte contre leurs effets.听
Nous sensibilisons 茅galement 脿 la n茅gation des g茅nocides, qui peut 锚tre une autre fa莽on de risquer qu'un g茅nocide se reproduise. Si vous niez des faits historiques comme le g茅nocide de 1994 contre les Tutsi au Rwanda, vous risquez de r茅p茅ter les m锚mes erreurs.
Quel message adressez-vous 脿 l'Afrique 脿 l'occasion de la comm茅moration du 30e anniversaire de Kwibuka ?
Nous devons comprendre la signification et l'importance de l'unit茅. Lorsque les gens sont unis, ils surmontent les d茅fis auxquels ils sont confront茅s. Avec l'unit茅, l'Afrique peut devenir un continent prosp猫re et pacifique.
Il y a trente ans, nous ne pensions pas vivre 脿 nouveau les uns avec les autres, mais nous y sommes parvenus.
Les pays africains et le monde entier doivent tirer les le莽ons du Rwanda.听
L'expression "plus jamais 莽a" doit signifier "plus jamais 莽a" ; elle ne doit pas 锚tre un simple slogan.
