Quand un diplomate dit ? oui ?, cela veut dire ? peut-¨ºtre ?. Quand il dit ? peut-¨ºtre, cela signifie ? non ?. Quand il dit ? non ?, ce n¡¯est pas un diplomate.
Ambassadeur Raimundo Bassols lors d¡¯une conf¨¦rence ¨¤ Salamanque (Espagne) en 2004
Au cours des 200 derni¨¨res ann¨¦es, l¡¯interpr¨¦tation diplomatique a consid¨¦rablement ¨¦volu¨¦ en raison de la transformation du paysage g¨¦opolitique mondial, des nouvelles situations politiques et des r¨¦volutions techniques qui ont profond¨¦ment modifi¨¦ les syst¨¨mes de transport et de communication.
On peut citer les faits marquants suivants :
- Le nombre d¡¯?tats ind¨¦pendants a consid¨¦rablement augment¨¦, en particulier au cours du si¨¨cle dernier, tout comme les relations bilat¨¦rales. En m¨ºme temps, la communaut¨¦ internationale qui a vu le jour avec la cr¨¦ation des Nations Unies (1945) et de son pr¨¦d¨¦cesseur, la Soci¨¦t¨¦ des Nations (1919), continue de fonctionner dans des cadres multilat¨¦raux.
- Si ? la guerre est une simple continuation de la politique par d¡¯autres moyens ?, comme l¡¯affirme Carl von Clausewitz, ces?200 derni¨¨res ann¨¦es ont ¨¦t¨¦ r¨¦guli¨¨rement ponctu¨¦es par des p¨¦riodes de paix et de conflit suivies de n¨¦gociations de paix.
- Les relations diplomatiques ont ¨¦volu¨¦, passant des n¨¦gociations secr¨¨tes ¨¤ la diplomatie des conf¨¦rences, et le r?le des diplomates est devenu de plus en plus complexe, notamment parce que les chefs d¡¯?tat sont plus souvent en contact direct les uns avec les autres. ? une ¨¦poque o¨´ la communication est instantan¨¦e, les diplomates continuent ¨¤ ¨ºtre les principaux repr¨¦sentants de leur nation ¨¤ l¡¯¨¦tranger. Leurs mouvements, toutefois, sont observ¨¦s de pr¨¨s de leur capitale et rendus publics presque simultan¨¦ment par les m¨¦dias.
- Si le fran?ais ¨¦tait g¨¦n¨¦ralement consid¨¦r¨¦ comme la langue de la diplomatie, tout au moins dans l¡¯h¨¦misph¨¨re occidental jusqu¡¯¨¤ la Premi¨¨re guerre mondiale, l¡¯anglais est devenu la langue principalement employ¨¦e dans les relations multinationales mondiales.
- Aucun des changements mentionn¨¦s ci-dessus ne se traduit par la fin des services linguistiques. Ils sont, en fait, plus n¨¦cessaires que jamais, compte tenu de la prolif¨¦ration des interactions diplomatiques.
Le xixe?si¨¨cle
Lorsque les grandes puissances se sont r¨¦unies en 1814 au Congr¨¨s de Vienne pour redessiner la carte de l¡¯Europe, gravement alt¨¦r¨¦e par les guerres napol¨¦oniennes, les n¨¦gociateurs ont??uvr¨¦ en coulisse pour pr¨¦server les int¨¦r¨ºts de leur nation respective. L¡¯ironie veut que les n¨¦gociations aient eu lieu en fran?ais, la langue du peuple vaincu. Friedrich von Gentz, un Berlinois au service de Lord Robert Stewart Castlereagh (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d¡¯Irlande du Nord) et, ¨¦galement, proche collaborateur du prince Klemens von Metternich (Autriche), a ¨¦t¨¦ l¡¯interpr¨¨te et le traducteur le plus ¨¦minent du forum et a eu, selon les historiens, un r?le important dans les pourparlers. ?voquant sa t?che au Congr¨¨s o¨´ ? la traduction ¨¦tait bien plus importante que l¡¯interpr¨¦tariat ?, Friedrich von Gentz ¨¦crit dans son journal ? quelles difficult¨¦s et quels malentendus auraient pu ¨ºtre ¨¦vit¨¦s et que de temps aurait pu ¨ºtre ¨¦pargn¨¦ si on avait laiss¨¦ en toute confiance les affaires entre les mains du traducteur ! ? (Roland, 1999:51-53).
Le XIXe?si¨¨cle s¡¯est ouvert sur cette red¨¦finition des fronti¨¨res nationales ¨¤ Vienne, qui pr¨¦servait l¡¯ordre ancien bas¨¦ sur l¡¯¨¦quilibre du pouvoir, mais l¡¯interpr¨¦tation diplomatique a ¨¦t¨¦ ¨¦galement n¨¦cessaire dans d¡¯autres cadres. L¡¯exploration g¨¦ographique s¡¯est poursuivie jusqu¡¯aux ann¨¦es 1800 dans diff¨¦rentes parties du monde et, en cons¨¦quence, un certain nombre de pays ont acquis de nouveaux territoires. Les interpr¨¨tes ont ¨¦t¨¦ essentiels dans les contacts g¨¦n¨¦ralement asym¨¦triques avec les populations rencontr¨¦es lors de ces explorations qui ont souvent d¨¦bouch¨¦ sur la signature d¡¯accords bilat¨¦raux et la d¨¦possession des terres, au b¨¦n¨¦fice, entre autres, des nations et des empires occidentaux dominants. Les interpr¨¨tes ont jou¨¦ un r?le capital dans la consolidation des nouvelles r¨¦publiques devenues ind¨¦pendantes de leur m¨¦tropole en Am¨¦rique ou dans la colonisation de l¡¯Afrique o¨´ les interpr¨¨tes africains ont?¨¦t¨¦ ? indispensables au fonctionnement du syst¨¨me colonial ? (Lawrance, Osborn and Roberts, 2006:10).
Le r?le des interpr¨¨tes dans les relations diplomatiques entre les nations occidentales et les sultans ottomans ¨¤ Constantinople avait ¨¦t¨¦ historiquement r¨¦gi par le statut de dragoman. La n¨¦cessit¨¦ de recourir ¨¤ des interpr¨¨tes bilat¨¦raux lors des missions diplomatiques aux ?tats-Unis a ¨¦t¨¦ soulign¨¦e dans un article du New York Times intitul¨¦ ? Nos consulats chinois ?, publi¨¦ le 13 janvier 1880 (p. 1). Il d¨¦crit une proposition faite par un fonctionnaire du D¨¦partement d¡¯?tat en Chine d¡¯offrir une formation aux interpr¨¨tes, qui seraient des citoyens am¨¦ricains nomm¨¦s dans les missions am¨¦ricaines dans ce pays. Le profil id¨¦al d¡¯un interpr¨¨te comprendrait l¡¯acquisition de comp¨¦tences linguistiques, la connaissance de la culture et, surtout, la loyaut¨¦ ¨¤ l¡¯¨¦gard de sa propre nation.
En 1898, l¡¯Espagne a perdu ses derniers vestiges coloniaux et les ?tats-Unis ont commenc¨¦ ¨¤ construire leur empire, apr¨¨s les n¨¦gociations ¨¤ Paris pour lesquelles la d¨¦l¨¦gation am¨¦ricaine n¡¯avait pr¨¦vu qu¡¯un seul interpr¨¨te, M. Ferguson. Les Espagnols pensaient n¨¦gocier en fran?ais, mais leurs homologues ne parlant ni ne comprenant cette langue, la d¨¦l¨¦gation espagnole a d? avoir recours ¨¤ l¡¯interpr¨¨te de l¡¯ennemi.
Les 100 derni¨¨res ann¨¦es
La Premi¨¨re Guerre mondiale (1914-1918) a n¨¦cessit¨¦ un effort de coordination parmi les Alli¨¦s et, plus tard, entre les arm¨¦es et les populations civiles o¨´ les interpr¨¨tes de liaison ont ¨¦t¨¦ essentiels aux diff¨¦rentes ¨¦tapes. La guerre a ¨¦t¨¦ suivie par la Conf¨¦rence de paix de Paris de 1919 o¨´ le Pr¨¦sident des ?tats-Unis, Woodrow Wilson, a plaid¨¦ pour la cr¨¦ation d¡¯une organisation internationale qui serait charg¨¦e de traiter les affaires mondiales de mani¨¨re transparente par le biais de n¨¦gociations multilat¨¦rales. C¡¯est ainsi que la Soci¨¦t¨¦ des Nations a vu le jour, symbolisant ce que Lord Maurice Hankey a appel¨¦ ? la diplomatie de conf¨¦rence ?.
Lors de cette conf¨¦rence, un d¨¦bat important a port¨¦ sur la question de savoir si le fran?ais continuerait d¡¯¨ºtre la langue diplomatique. Ni le Pr¨¦sident am¨¦ricain Wilson ni le Premier Ministre britannique Lloyd George ne ma?trisant la langue de Moli¨¨re, des interpr¨¨tes comme Paul Mantoux devaient ¨ºtre pr¨¦sents durant les n¨¦gociations. Les obstacles ¨¤ la communication ¨¦taient aggrav¨¦s par la tradition diplomatique o¨´ la spontan¨¦it¨¦ ? ¨¦tait bannie ? (J?nsson, 1990:43). Au sujet de la Commission sur la Transylvanie, un d¨¦l¨¦gu¨¦ am¨¦ricain de la Division austro-hongroise de la Commission am¨¦ricaine charg¨¦e de n¨¦gocier la paix a fait la remarque suivante :
Vous devez ¨ºtre beaucoup plus poli et diplomate que dans un comit¨¦ ordinaire. Si les Fran?ais font une proposition qui vous est compl¨¨tement inacceptable et que le pr¨¦sident vous demande ce que vous en pensez, vous ne pouvez pas dire qu¡¯elle ne vous pla?t pas, mais vous pouvez dire : ? Au moment pr¨¦sent, je crains que mon gouvernement n¡¯ait quelque h¨¦sitation ¨¤ accepter sans r¨¦serve la proposition des Fran?ais; puis-je sugg¨¦rer qu¡¯une modification soit apport¨¦e pour trouver une solution qui pourrait, aux yeux des?habitants concern¨¦s, para?tre plus ¨¦quitable. ? Je me trouve dans une position o¨´ il m¡¯est impossible de dire simplement ? oui ? ou ? non ?; ? il me faudrait un temps de r¨¦flexion avant de donner mon assentiment ? ou ? au moment pr¨¦sent, je suis dispos¨¦ ¨¤ donner mon assentiment ? (Seymour, 1965:162).
Apr¨¨s la Premi¨¨re Guerre mondiale, les ?tats-Unis ont acquis un r?le de plus en plus important dans les affaires internationales et l¡¯anglais a commenc¨¦ ¨¤ s¡¯imposer comme langue internationale : la Soci¨¦t¨¦ des Nations a adopt¨¦ le fran?ais et l¡¯anglais comme langues officielles et nomm¨¦ des interpr¨¨tes permanents ou contractuels pour faciliter les n¨¦gociations multilat¨¦rales. Les relations internationales entre les deux guerres ont ¨¦t¨¦, toutefois, transform¨¦es, avec l¡¯apparition de dictateurs comme Staline, Mussolini et Hitler qui ont exerc¨¦ leur r?le politique avec un pouvoir presque illimit¨¦, entretenant des relations personnelles, de style face ¨¤ face, avec les autres dirigeants et menant finalement ¨¤ la Deuxi¨¨me Guerre mondiale. Paul-Otto Schmidt, qui?¨¦tait l¡¯interpr¨¨te d¡¯Hitler, repr¨¦sente le mod¨¨le d¡¯interpr¨¦tation diplomatique tr¨¨s personnalis¨¦e o¨´ la confiance du leader dans son interpr¨¨te est essentielle.
Les ¨¦v¨¦nements importants li¨¦s ¨¤ l¡¯interpr¨¦tation aux plus hauts niveaux politiques apr¨¨s la Deuxi¨¨me Guerre mondiale ont ¨¦t¨¦ : 1) le tribunal de Nuremberg (1945-1946) et le tribunal de Tokyo (1946-1948) charg¨¦s de juger les crimes de guerre et 2) la cr¨¦ation de l¡¯Organisation des Nations Unies (1945) comme forum universel des n¨¦gociations internationales. Pendant la deuxi¨¨me moiti¨¦ du XXe si¨¨cle, ce fut le seul lieu diplomatique o¨´ les anciennes puissances alli¨¦es impliqu¨¦es dans la guerre froide ont pu communiquer directement. Cela a marqu¨¦ un retour aux conf¨¦rences internationales et ¨¤ la diplomatie multilat¨¦rale dans toutes les langues officielles, g¨¦n¨¦ralement en mode simultan¨¦ :
De nos jours, dans les conf¨¦rences internationales, les affaires les plus urgentes ne figurent jamais ¨¤ l¡¯ordre du jour. C¡¯est ¨¤ l¡¯interpr¨¨te de faire passer ce qui est dit dans une langue dans une autre avec une pr¨¦cision maximale et dans les plus brefs d¨¦lais (White, 1955:SM12).
Dans ce contexte, les diplomates coiff¨¦s d¡¯un chapeau haut de forme sont devenus des professionnels tr¨¨s qualifi¨¦s qui n¨¦gocient avec leurs homologues en n¡¯h¨¦sitant pas ¨¤ mettre la main ¨¤ la p?te (Haensch, 1965). Leurs discussions ne sont plus limit¨¦es aux questions de guerre et de paix, m¨ºme si les conflits, notamment ceux qui impliquent des forces multilat¨¦rales, n¨¦cessitent des interpr¨¨tes ¨¤ diff¨¦rents niveaux de la cha?ne de commandement. Les sujets sont tr¨¨s divers, allant des questions concernant le plateau continental ¨¤ l¡¯espace extra-atmosph¨¦rique et les droits de douane sur les marchandises en passant par les changements climatiques, la pr¨¦vention de la criminalit¨¦ ou les droits de l¡¯homme. Nombre de ces n¨¦gociations internationales sont men¨¦es par des experts plut?t que par des diplomates de carri¨¨re : la diplomatie de conf¨¦rence ? doit son essor ¨¤ la nature de plus en plus technique des relations internationales ? (Thayer, 1959:106).
En conclusion, je rel¨¨verai deux ph¨¦nom¨¨nes qui ont eu un impact sur l¡¯interpr¨¦tation diplomatique au cours de ces derni¨¨res ann¨¦es, mis ¨¤ part les changements qui ont eu lieu sur la carte?g¨¦opolitique mondiale : la participation croissante de la soci¨¦t¨¦ civile sur la sc¨¨ne internationale ¨C de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) sont pr¨¦sentes dans les forums internationaux ¨C, les nouvelles technologies de l¡¯information et de la communication ainsi que les moyens de transport plus rapides.
Bien que les ONG et d¡¯autres repr¨¦sentants de la soci¨¦t¨¦ civile ne soient pas autoris¨¦s ¨¤ voter dans les organisations internationales, les citoyens qui, ¨¤ travers elles, peuvent exprimer leurs pr¨¦occupations rendent les conf¨¦rences internationales plus complexes, requ¨¦rant un plus grand nombre d¡¯interpr¨¨tes.
Les technologies de l¡¯information et de la communication ont consid¨¦rablement modifi¨¦ la mani¨¨re dont les relations internationales se d¨¦roulent aujourd¡¯hui. Certains font valoir que?? les n¨¦gociations men¨¦es par le biais de l¡¯internet ¨¦liminent les fioritures de la communication directe ? (Kurbalija et Slavik,?2001:11). Les moyens de transport plus faciles et plus rapides ont ¨¦galement permis de multiplier le nombre de rencontres au sommet dans divers groupes multilat¨¦raux. Tous les experts ne consid¨¨rent pas que les sommets sont le rem¨¨de ¨¤ tous les maux et certains continuent de penser que ? la diplomatie tranquille sans publicit¨¦, sans pr¨¦sidents et sans premiers ministres est un imp¨¦ratif ? (Eubank, 1966;209) et que la diplomatie traditionnelle survivra ¨C La diplomatie est vieille comme le monde et ne p¨¦rira qu¡¯avec lui (de Maulde-la-Clavi¨¨re, 1970, vol. I, p.1).
Les innovations techniques issues de la communication instantan¨¦e ont modifi¨¦ la mani¨¨re dont l¡¯information est transmise, ce qui se refl¨¨te dans le d¨¦veloppement de l¡¯interpr¨¦tation ¨¤ distance qui peut se d¨¦rouler de fa?on instantan¨¦e et quel que soit le lieu o¨´ se trouvent les interlocuteurs. Les interpr¨¨tes d¡¯aujourd¡¯hui, et surtout ceux de demain, devront s¡¯adapter ¨¤ ces changements qui fa?onnent le monde ¨¤ une vitesse vertigineuse (Baigorri-Jal¨®n, 2004: 173-174).?
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