PANDIT?UDAYAN?: Dites-moi d¡¯abord si vous ¨ºtes de mon c?t¨¦ ou non¡
BAGHA BYNE?:?Nous sommes du c?t¨¦ du bien.
GOOPY GYNE?: Oui, du c?t¨¦ du bien.
?
Ce court ¨¦change entre l¡¯instituteur pandit Udayan devenu rebelle et les protagonistes Goopy et Bagha dans le film Hirak Rajar Deshe?(Le Royaume des diamants, 1980) r¨¦sume l¡¯humanisme universel qui impr¨¨gne les films de Satyajit Ray. Simple, mais profond.
Ce ??film pour enfants destin¨¦ ¨¤ tous les publics?? est une ?uvre d¡¯art remarquable qui d¨¦crit la r¨¦sistance ¨¤ la tyrannie et la r¨¦volte de la population contre le totalitarisme. Quarante ans plus tard, Hirak Rajar Deshe, l¡¯histoire d¡¯un instituteur et de ses invraisemblables alli¨¦s, le chanteur Goopy et le batteur Bagha, qui renversent un tyran, trouve un ¨¦cho plus vrai que jamais alors que des dirigeants dans le monde entier montrent quelques similarit¨¦s avec le tyran anti-d¨¦mocratique Hirak Raja qui s¡¯emploie ¨¤ supprimer toute forme d¡¯opposition ou de critique.?
Hirak Rajar Deshe?se termine sur une note d¡¯espoir id¨¦aliste et de r¨¦jouissance populaire, alors que le despote est victime de sa propre machine magajdholai? (machine ¨¤ laver les cerveaux), que sa statue g¨¦ante est d¨¦boulonn¨¦e par la population et que la justice et la libert¨¦ sont r¨¦tablies dans le pays.
La fin des films de Satyajit Ray symbolise souvent l¡¯humanisme et l¡¯espoir, des valeurs qui sont devenues une caract¨¦ristique de la force cr¨¦ative unique du cin¨¦aste entre 1955 et 1992. ?
Prenons, par exemple, Ganashatru (Un ennemi du peuple), un film r¨¦alis¨¦ en 1989 et adapt¨¦ de la pi¨¨ce de th¨¦?tre de Henrik Ibsen, dont l¡¯action est transpos¨¦e dans une petite ville du Bengale. La pi¨¨ce se termine sur une note individualiste brutale ¡ª ??l¡¯homme le plus fort du monde est aussi celui qui est le plus isol¨¦ ?. Cependant, ¨¤ la fin du film, alors que le m¨¦decin, droit et id¨¦aliste, poursuivi par sa communaut¨¦ pour avoir d¨¦fendu la science et la v¨¦rit¨¦, se demande s¡¯il y a de l¡¯espoir, au m¨ºme moment, on entend les clameurs d¡¯un rassemblement de soutien organis¨¦ par un groupe de jeunes gens instruits. Profond¨¦ment ¨¦mu, le m¨¦decin s¡¯¨¦crit ??Je ne suis pas seul?!??.
Le combat individuel pour le bien collectif a souvent ¨¦t¨¦ un leitmotiv du cin¨¦aste. Comme il l¡¯a dit un jour?: ??Je suis aussi un homme engag¨¦ en tant qu¡¯artiste. C¡¯est ma fa?on de faire1.?
Cet engagement du r¨¦alisateur en tant qu¡¯artiste agent du changement a ¨¦t¨¦ reconnu et c¨¦l¨¦br¨¦ par les Nations Unies 23 ans apr¨¨s la mort du cin¨¦aste, lors de l¡¯exposition intitul¨¦e ??Le pouvoir transformateur de l¡¯art??. Son portrait a ¨¦t¨¦ d¨¦voil¨¦ ¨¤ New York en 2015 avec ceux de quinze autres cr¨¦ateurs, dont Audrey Hepburn, Joan Baez et Malala Yousafzai afin de ??faire ressortir le pouvoir transformateur de l¡¯humanit¨¦¡ car¡ l¡¯art peut effectivement transformer des vies??.
Le fait que Satyajit Ray ait trouv¨¦ une place de choix dans ce panth¨¦on n¡¯est pas surprenant, car ses films refl¨¨tent effectivement les valeurs fondamentales des Nations Unies que sont les droits de l¡¯homme universels, la justice et la dignit¨¦ pour tous ainsi que l¡¯¨¦quit¨¦.? Et c¡¯est en racontant des histoires humaines et en se concentrant sur les relations et les ¨¦motions que ces r¨¦alisateurs ont exprim¨¦ ces valeurs.
Sharmila Tagore, l¡¯h¨¦ro?ne d¡¯Apur Sansar?(Le Monde d¡¯Apu, 1959), le dit en quelques mots?: ? Pour Tagore et Ray, les gens et leurs probl¨¨mes viennent en premier2??. Elle parle, bien s?r, de l¡¯ic?ne culturelle la plus imposante du Bengale, Rabindranath Tagore, le polymathe laur¨¦at du prix Nobel qui a eu une grande influence sur Ray.
??J¡¯ai ¨¦t¨¦ ¨¦mu par l¡¯?uvre de Tagore [¡] Il est clair que notre contexte culturel, nos caract¨¦ristiques culturelles, sont une fusion de l¡¯Orient et de l¡¯Occident [¡] Nous nous sommes impr¨¦gn¨¦s de l¡¯¨¦ducation, de la musique, de l¡¯art et de la litt¨¦rature des pays occidentaux3??, a soulign¨¦ Ray.
Sa sensibilit¨¦ cr¨¦ative puise dans les liens entre la nature et la culture.? Son grand-p¨¨re, Upendrakishore Ray, ¨¦tait un ¨¦crivain, un illustrateur, un philosophe connu et une personnalit¨¦ ¨¦minente du Brahmo Samaj (une branche de l¡¯hindouisme qui rejette le culte des idoles et met l¡¯accent sur l¡¯¨¦galit¨¦ des ¨ºtres humains). Son p¨¨re, Sukumar Ray, ¨¦tait un ¨¦crivain bengali innovant en mati¨¨re de po¨¦sie de l¡¯absurde et de litt¨¦rature enfantine ainsi qu¡¯un illustrateur et un critique. Ray a puis¨¦ ses inspirations dans les ?uvres de Rabindranath Tagore ainsi que chez ses professeurs Nandalal Bose et Benode Behari Mukherjee?¨¤ Santiniketan, dans les films de Renoir et de De Sica (Le Voleur de bicyclettes), de Chaplin et de Ford (Fort Apache) ainsi que dans les photographies de Cartier Bresson et la musique de Beethoven.
C¡¯est ainsi que, lorsque Andrew Robinson, son biographe, lui a demand¨¦ s¡¯il se consid¨¦rait ??50 % occidental??, il avait r¨¦pondu?: ? Oui, je le crois¡ª ce qui me rend plus accessible ¨¤ un public occidental que quelqu¡¯un qui n¡¯est pas autant influenc¨¦ par les mod¨¨les occidentaux4??.
Pourtant, il est rest¨¦ fid¨¨le ¨¤ ses racines et le bureau d¨¦sordonn¨¦ de sa maison situ¨¦e dans la partie sud de Calcutta a toujours ¨¦t¨¦ son quartier g¨¦n¨¦ral d¡¯o¨´ il a explor¨¦ et d¨¦crit les valeurs universelles ¨¤ travers ses films. Il ¨¦tait un v¨¦ritable citoyen, r¨¦solument ? glocal ? dans son milieu de travail, mais ayant un attrait mondial tout naturel.
Prenons l¡¯une de mes sc¨¨nes favorites, l¡¯amusant jeu de m¨¦moire, dans Aranyer Din Ratri? (Des jours et des nuits dans la for¨ºt, 1970), o¨´ les principaux personnages citent des noms de personnalit¨¦s c¨¦l¨¨bres. La diversit¨¦ ??glocale?? de ces personnalit¨¦s ne cesse jamais de m¡¯¨¦tonner alors que je mets, comme les personnages de Ray, ma m¨¦moire ¨¤ l¡¯¨¦preuve ¨C ?? Rabindranath, Karl Marx, Cl¨¦op?tre, Atulya Ghosh, H¨¦l¨¨ne de Troie, Shakespeare, Mao Tse-Tung, Don Bradman, Rani Rashmoni, Bobby Kennedy, Tekchand Thakur, Napol¨¦on, Mumtaz Mahal?! ?
Il est significatif que le jeu de m¨¦moire soit centr¨¦ uniquement sur les personnes. ??Je suis conscient d¡¯¨ºtre un humaniste. C¡¯est simplement parce que je suis int¨¦ress¨¦ par les ¨ºtres humains??, disait-il. Et la fa?on dont il d¨¦crivait les ¨ºtres humains, leur fragilit¨¦ et leurs combats, leurs r¨¦bellions individuelles et leurs simples victoires, a attir¨¦ des admirateurs dans le monde entier.
Il n¡¯est pas ¨¦tonnant que lorsque Ray a approch¨¦ avec h¨¦sitation Richard Attenborough pour un petit r?le dans Shatranj Ke Khiladi?(Les Joueurs d¡¯¨¦checs, 1977), le com¨¦dien britannique ait dit?: ??Satyajit, je serais heureux de m¨ºme r¨¦citer l¡¯annuaire t¨¦l¨¦phonique pour vous5??. Apr¨¨s avoir travaill¨¦ avec lui, Richard Attenborough a compar¨¦ son g¨¦nie ¨¤ celui de Chaplin.
Les cr¨¦ations de Ray ¨¦taient si fondamentales pour la vie et l¡¯humanit¨¦ que le r¨¦alisateur japonais Akira Kurosawa a un jour ¨¦crit?: ??Ne pas avoir vu les films de Ray, c¡¯est comme vivre sans avoir vu le soleil ou la lune6.??
M¨ºme avant qu¡¯il n¡¯ait commenc¨¦ ¨¤ tourner son premier film,?Pather Panchali?(1955), Ray avait ¨¦crit un article intitul¨¦ ??What Is Wrong with Indian Films??? (Qu¡¯est-ce qui ne va pas avec les films indiens??) dans le journal?The Statesman?¨¤ Calcutta in 1948?: ??C¡¯est la vie m¨ºme qui est la v¨¦ritable mati¨¨re premi¨¨re du cin¨¦ma. Il est absolument incroyable qu¡¯un pays qui a inspir¨¦ tant de peintres, de musiciens et de po¨¨tes laisse les cin¨¦astes indiff¨¦rents. Il leur suffit d¡¯ouvrir les yeux et les oreilles. Le reste suivra ?.
C¡¯est ce ¨¤ quoi il s¡¯est employ¨¦ ¨¤ faire pendant les 40 ann¨¦es suivantes et dans ses 37 films?: dans la trilogie d¡¯Apu, qui traite de la dignit¨¦ humaine dans une situation tragique, dans Mahanaga (La Grande Ville), qui montre la r¨¦silience de l¡¯esprit humain, dans Goopy Gyne Bagha Byne?(Les Aventures de Goopy et Bagha), qui d¨¦livre un message anti-guerre fort ¨¤ travers une fable pour enfants, ou dans Sonar Kella?(La Forteresse d¡¯or) et?Joi Baba Felunath (Le Dieu ?l¨¦phant), ses films policiers populaires, o¨´ le ch?timent l¡¯emporte sur le crime.
Son dernier film, Agantuk?(Le Visiteur, 1992), est l¡¯aboutissement de la philosophie du ma?tre conteur et de son syst¨¨me de croyances. Lorsqu¡¯il a choisi Utpal Dutt pour interpr¨¦ter le r?le principal, il a dit ¨¤ l¡¯acteur qu¡¯il avait mis ses points de vue personnels dans ce personnage et qu¡¯il devait donc parler au nom du r¨¦alisateur. De la civilisation ¨¤ la religion, de Tagore aux peuples tribaux, de la science ¨¤ la moralit¨¦, des devoirs sociaux aux valeurs humaines, Ray l¡¯humaniste a explor¨¦ tous ces th¨¨mes d¡¯une fa?on tr¨¨s personnelle. ?
La l¨¦gende veut que le dernier jour du tournage de son dernier film, il ait lev¨¦ les bras au ciel en disant : ??C¡¯est tout. C¡¯est tout ce qu¡¯il y a. Je n¡¯ai rien d¡¯autre ¨¤ ajouter.?? Peu apr¨¨s, il est d¨¦c¨¦d¨¦ dans sa ch¨¨re ville de Calcutta.
Moins d¡¯un mois avant son d¨¦c¨¨s, il a re?u un oscar honorifique pour son ?uvre ? ?
Notes
1Derek Malcolm, ??Satyajit Ray: Interview??, dans?Satyajit Ray: Interviews, Burt Cardullo, dir. (Jackson, Mississippi, University Press of Mississippi, 2007).?
2Shamila Tagore, ??What Satyajit Ray Left Us is an Inheritance of Endless Possibilities??,?The Wire, 11 septembre 2015. Disponible sur le site
3Udayan Gupta, ??The Politics of Humanism: An Interview with Satyajit Ray??, dans?Satyajit Ray: Interviews, Burt Cardullo, dir. (Jackson, Mississippi, University Press of Mississippi, 2007).?
4Andrew Robinson,?Satyajit Ray: The Inner Eye: The Biography of a Master Film-Maker?(New York: I.B. Tauris, 2004).
5Suresh Jindal,?My Adventures with Satyajit Ray: The Making of Shatranj Ke Khilari?(Noida, India, HarperCollins, 2017).
6Andrew Robinson,?Sudden Genius? The Gradual Path to Creative Breakthroughs?(New York, Oxford University Press, 2010).
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