Cet article est adapt¨¦ d¡¯un r¨¦alis¨¦ avec l¡¯auteur par le 2 avril 2023.
La traite transatlantique des esclaves ¨¦tait un ph¨¦nom¨¨ne mondial. Au-del¨¤ de son impact ¨¦vident et profond sur les peuples et les pays africains, elle a ¨¦galement eu un impact sur les nations europ¨¦ennes. Elle a donn¨¦ naissance aux ?tats d¡¯Am¨¦rique ¨C ?tats d¡¯Am¨¦rique du Nord, du Sud et d¡¯Am¨¦rique centrale, et a eu des r¨¦percussions en Asie.
En tant que principale organisation internationale, les Nations Unies sont la seule institution capable de relier les multiples joueurs et partenaires impliqu¨¦s dans la trag¨¦die mondiale de la traite transatlantique des esclaves. Il est donc appropri¨¦ et important qu¡¯une institution comme l¡¯ONU s¡¯attaque ¨¤ ces questions et mette l¡¯accent sur l¡¯importance de l¡¯histoire.
Je suis le produit de la d¨¦cision de la Cour supr¨ºme des ?tats-Unis en 1954, Brown v. Board of Education, selon laquelle la s¨¦gr¨¦gation raciale dans les ¨¦coles publiques ¨¦tait inconstitutionnelle, mais j¡¯ai commenc¨¦ ma scolarit¨¦?dans une ??¨¦cole r¨¦serv¨¦e aux enfants de couleur??, car les enfants noirs n¡¯¨¦taient pas autoris¨¦s ¨¤ fr¨¦quenter l¡¯¨¦cole publique.?
Les avocats ont perturb¨¦ tout cela.?Ils sont venus dans ma communaut¨¦, ils avaient le pouvoir de faire respecter la primaut¨¦ de droit, m¨ºme si la majorit¨¦ des habitants n¡¯avaient pas vot¨¦ pour que des enfants comme moi soient admis dans les ¨¦coles. J¡¯ai donc ¨¦t¨¦ attir¨¦ par ce que les avocats pouvaient faire pour prot¨¦ger les personnes d¨¦favoris¨¦es, marginalis¨¦es, exclues, et c¡¯est avec cet objectif en t¨ºte que j¡¯ai fait des ¨¦tudes de droit.?
Lorsque j¡¯ai termin¨¦ mes ¨¦tudes de droit dans les ann¨¦es 1980, les personnes incarc¨¦r¨¦es m¡¯ont sembl¨¦ ¨ºtre la partie la plus vuln¨¦rable de notre population. Aux ?tats-Unis, la population carc¨¦rale est pass¨¦e de . Devant le nombre consid¨¦rable de personnes menac¨¦es d¡¯ex¨¦cution, notamment d¡¯enfants condamn¨¦s ¨¤ mourir en prison, j¡¯ai d¨¦cid¨¦ de me concentrer sur ce probl¨¨me. Et nous poursuivons ce travail.
Mais il y a environ 12 ans, j¡¯ai commenc¨¦ ¨¤ craindre que nous ne serions pas en mesure de tenir la promesse de la d¨¦cision historique de la Cour supr¨ºme qui m¡¯avait ouvert des perspectives. J¡¯ai constat¨¦ un recul par rapport ¨¤ cet engagement au nom des populations d¨¦favoris¨¦es. C¡¯est alors que je me suis tourn¨¦ vers les sciences humaines.
Il m¡¯a sembl¨¦ que nous devions nous engager dans un travail narratif pour amener les gens ¨¤ comprendre le contexte dans lequel s¡¯inscrivent les nombreux probl¨¨mes auxquels les Noirs sont confront¨¦s aux ?tats-Unis. Dans la culture, dans les mus¨¦es ¨C le domaine de l¡¯histoire publique ¨C j¡¯ai trouv¨¦ une occasion unique d¡¯impliquer les gens. Nous avons cr¨¦¨¦ des bourses et des contenus sur la traite transatlantique des esclaves, l¡¯esclavage en Am¨¦rique, le lynchage et la s¨¦gr¨¦gation, mais nous avons aussi cr¨¦¨¦ des espaces culturels qui invitaient les gens s¡¯int¨¦resser ¨¤ ces questions.
Je crois que ce genre d¡¯invitation ¨¤ apprendre et ¨¤ comprendre est absolument primordial si nous voulons atteindre le niveau de conscience dans le monde entier qui est n¨¦cessaire pour rem¨¦dier ¨¤ l¡¯h¨¦ritage de l¡¯esclavage et ¨¤ la discrimination, au sectarisme et ¨¤ la violence que nous observons encore aujourd¡¯hui.
Le Mus¨¦e de l¡¯h¨¦ritage
En 2018, l¡¯Equal Justice Initiative (EJI) a ouvert le ?(Mus¨¦e de l¡¯h¨¦ritage?: de l¡¯esclavage ¨¤ l¡¯incarc¨¦ration de masse) ¨¤ Montgomery, en Alabama, en tant que mus¨¦e narratif. Les visiteurs sont accompagn¨¦s?dans un voyage qui commence avec la traite transatlantique des esclaves. La premi¨¨re chose que vous y verrez est un mur g¨¦ant qui repr¨¦sente l¡¯oc¨¦an Atlantique.
J¡¯ai grandi sur la c?te Atlantique, mais ce n¡¯est que lorsque je suis all¨¦ en Afrique et que je me suis trouv¨¦ de l¡¯autre c?t¨¦ de l¡¯oc¨¦an que j¡¯ai commenc¨¦ ¨¤ r¨¦aliser l¡¯importance de cette ¨¦tendue d¡¯eau pour la diaspora africaine. Dans le mus¨¦e, nous explorons cette histoire ¨¤ l¡¯aide d¡¯animations qui documentent tous les navires qui ont transport¨¦ 12 millions d¡¯Africains ¨¤ travers l¡¯Atlantique.?Nous nous int¨¦ressons de pr¨¨s ¨¤ l¡¯emplacement des ports et des lieux o¨´?les personnes ¨¦taient enlev¨¦es et d¨¦tenues. Dans une vid¨¦o d¡¯animation, l¡¯actrice oscaris¨¦e Lupita Nyong¡¯o raconte l¡¯histoire de la traite transatlantique des esclaves.
Un grand nombre d¡¯?uvres d¡¯art y sont ¨¦galement pr¨¦sent¨¦es. L¡¯une des expositions comprend 300 sculptures de l¡¯artiste ghan¨¦en Kwame Akoto-Bamfo qui mettent en sc¨¨ne l¡¯humanit¨¦ des personnes qui ont ¨¦t¨¦ asservies. Souvent, lorsque nous discutons de ce sujet, nous en parlons de mani¨¨re si lointaine, si concr¨¨te que nous oublions qu¡¯il s¡¯agit d¡¯¨ºtres humains. Le Mus¨¦e de l¡¯h¨¦ritage met l¡¯accent sur les r¨¦percussions de l¡¯esclavage sur ses victimes humaines.
Les visiteurs sont ensuite men¨¦s vers une salle o¨´ se trouvent d¡¯autres sculptures et d¡¯autres images pour les aider ¨¤ comprendre les souffrances et la brutalit¨¦ subies. ? partir de l¨¤, le mus¨¦e aborde l¡¯histoire. Il traite du commerce des esclaves aux ?tats-Unis o¨´ un million de personnes, victimes de la traite, ont ¨¦t¨¦ transport¨¦es vers le Sud des ?tats-Unis.
Nous examinons ensuite les composantes ¨¦conomiques de l¡¯esclavage, qui ont eu des r¨¦percussions mondiales dont nous n¡¯avons pas encore pris toute la mesure. Puis, nous parlons de la reconstruction en Am¨¦rique et, plus tard, du lynchage que je consid¨¨re ¨ºtre une cons¨¦quence directe de l'¨¦poque de l¡¯esclavage. Nous discutons de la s¨¦gr¨¦gation et de la hi¨¦rarchie raciales codifi¨¦es qui existaient aux ?tats-Unis. Partout dans le monde, l¡¯id¨¦e fausse persiste selon laquelle les Noirs ne sont pas aussi bons que les Blancs et qui n¡¯a pas ¨¦t¨¦ trait¨¦e avec la d¨¦termination et l¡¯intention que nous estimons n¨¦cessaires.
Les questions contemporaines dans leur contexte?: l¡¯assassinat de George Floyd
L¡¯un des grands maux de l¡¯esclavage am¨¦ricain a ¨¦t¨¦ de cr¨¦er un r¨¦cit dans lequel les Noirs sont pr¨¦sum¨¦s dangereux, pr¨¦sum¨¦s coupables, diff¨¦rents des Blancs. Et ce r¨¦cit a donn¨¦ naissance ¨¤ l¡¯id¨¦ologie d¡¯une supr¨¦matie blanche. Le Nord a peut-¨ºtre gagn¨¦ la guerre de S¨¦cession, mais c¡¯est dans le Sud que le r¨¦cit a ¨¦t¨¦ gagn¨¦, car nous avons conserv¨¦ ces id¨¦es de hi¨¦rarchie raciale longtemps apr¨¨s la fin de la guerre. Il en a r¨¦sult¨¦ un si¨¨cle de terrorisme violent ¨¤ l¡¯encontre des Am¨¦ricains d¡¯origine africaine. Des Noirs ont ¨¦t¨¦ chass¨¦s de chez eux, noy¨¦s, tortur¨¦s et lynch¨¦s et notre syst¨¨me judiciaire est rest¨¦ muet.?
Cette inaction juridique nous a habitu¨¦s ¨¤ tol¨¦rer la violence extr¨ºme ¨¤ l¡¯encontre des Am¨¦ricains d¡¯origine africaine qui, dans la plupart des cas, n¡¯ont rien fait de mal. Nous avons codifi¨¦ cette hi¨¦rarchie raciale, mais cette pr¨¦somption de dangerosit¨¦ et de culpabilit¨¦ a perdur¨¦ m¨ºme apr¨¨s l¡¯adoption des lois relatives aux droits civils dans les ann¨¦es 1960. Et, aujourd¡¯hui, nous sommes toujours aux prises avec ces pr¨¦somptions fausses, n¨¦gatives.
Le grand fardeau de l¡¯Am¨¦rique ¨C la raison pour laquelle tant de personnes sont descendues dans la rue lorsque George Floyd a ¨¦t¨¦ tu¨¦ en 2020 par des policiers ¨¤ Minneapolis (Minnesota) ¨C est que vous pouvez ¨ºtre m¨¦decin, avocat ou enseignant, nous pouvez ¨ºtre gentil et aimable, mais si vous ¨ºtes une personne de couleur, dans certains endroits, il vous faudra naviguer entre les pr¨¦somptions de dangerosit¨¦ et de culpabilit¨¦. Je vieillis et je peux vous dire que c¡¯est ¨¦puisant.
Cela doit changer. Beaucoup d¡¯entre nous appellent ¨¤ une nouvelle ¨¨re de v¨¦rit¨¦ et de justice en Am¨¦rique. La v¨¦rit¨¦ et la r¨¦conciliation, la v¨¦rit¨¦ et la restauration, la v¨¦rit¨¦ et la r¨¦paration autour de ce r¨¦cit n¡¯ont jamais ¨¦t¨¦ bien trait¨¦es. La violence polici¨¨re que nous voyons aujourd¡¯hui, le sectarisme dont nous t¨¦moignons aujourd¡¯hui, la pr¨¦somption selon laquelle quelqu¡¯un dans un caf¨¦ fait quelque chose de mal alors qu¡¯il ne fait que boire son caf¨¦, toutes ces choses sont des manifestations d¡¯une lutte narrative dans laquelle je crois nous devons nous engager.
C¡¯est l¨¤ o¨´ la culture, l¡¯art, les mus¨¦es ainsi que toutes les institutions du monde peuvent jouer un r?le. C¡¯est lorsque nous nommons et reconnaissons cette histoire, lorsque nous avons l¡¯intention de l¡¯aborder, que nous commen?ons ¨¤ changer la dynamique et ¨¤ cr¨¦er une nouvelle ¨¨re. Je suis impressionn¨¦ par le Mus¨¦e de l¡¯Apartheid en Afrique du Sud, par le M¨¦morial de l¡¯Holocauste ¨¤ Berlin, parce qu¡¯ils prennent en compte des histoires difficiles, ce que nous n¡¯avons pas vraiment fait en Am¨¦rique ni dans de nombreux endroits o¨´ l¡¯h¨¦ritage de l¡¯esclavage est pr¨¦sent.
Le r?le des Nations Unies
L¡¯une des nombreuses trag¨¦dies de la traite transatlantique des esclaves est que les personnes ont ¨¦t¨¦ coup¨¦es de leur communaut¨¦, de leur tribu, de leur famille, de leur foyer. La rupture a ¨¦t¨¦ si violente qu¡¯il est difficile de r¨¦tablir?les ¨¦l¨¦ments fondamentaux de la structure sociale. Si je faisais un test ADN pour d¨¦terminer mon h¨¦ritage, il indiquerait des liens avec environ 16 pays d¡¯Afrique de l¡¯Ouest.
Une r¨¦ponse plus globale doit ¨ºtre apport¨¦e ¨¤ la fa?on dont nous nous r¨¦tablissons, dont nous r¨¦parons les d¨¦g?ts, dont nous gu¨¦rissons des multiples mani¨¨res dont la richesse et le pouvoir ont ¨¦t¨¦ construits dans certains endroits, et dont la pauvret¨¦, la destruction et la violence ont ¨¦t¨¦ v¨¦cues dans d¡¯autres. Je pense que r¨¦pondre ¨¤ la disparit¨¦ entre ceux qui ont profit¨¦ et ceux qui ont ¨¦t¨¦ battus et tourment¨¦s est vraiment une obligation qui incombe ¨¤ toute soci¨¦t¨¦ juste. Il est donc extr¨ºmement important que les Nations Unies jouent un r?le de premier plan en soulignant la n¨¦cessit¨¦ de faire le point, de r¨¦parer et de dialoguer sur les multiples fa?ons dont l¡¯h¨¦ritage de l¡¯esclavage continue de peser sur nous aujourd¡¯hui.
Espoir et justice
Je suis extr¨ºmement optimiste pour l¡¯avenir. Le fait que nous ayons maintenant un mus¨¦e qui attire des centaines de milliers de visiteurs chaque ann¨¦e et que nous soyons maintenant engag¨¦s dans un travail narratif de qualit¨¦ me donne beaucoup d¡¯espoir. Je n¡¯aurais jamais pu imaginer, m¨ºme il y a dix ans, que nous serions en mesure de faire avancer le processus de justice comme nous l¡¯avons fait. Et, pour moi, ce travail a toujours exig¨¦ de l¡¯espoir. En fait, je pense que le d¨¦sespoir est l¡¯ennemi de la justice. L¡¯injustice pr¨¦vaut l¨¤ o¨´ le d¨¦sespoir persiste.?Je me tourne vers mes anc¨ºtres esclaves pour cet espoir parce que je suis le produit de personnes qui ont ¨¦t¨¦ effectivement maltrait¨¦es et humili¨¦es par l¡¯esclavage, mais qui ont gard¨¦ assez d¡¯espoir pour trouver l¡¯amour, pour vivre et cr¨¦er de nouvelles g¨¦n¨¦rations. Je suis l¡¯un de leurs descendants et porte l¡¯espoir de mes anc¨ºtres tout en ¨¦tant conscient du traumatisme et des pr¨¦judices subis.
J¡¯ai bon espoir alors que nous avons maintenant des conversations dans des lieux comme les Nations Unies, des conversations dans des espaces universitaires ¨¤ travers le monde, que les mus¨¦es, qui ont longtemps gard¨¦ le silence, abordent aujourd¡¯hui de mani¨¨re intentionnelle ces histoires et ces r¨¦alit¨¦s avec soin et r¨¦flexion en faisant entendre les voix des personnes qui ont ¨¦t¨¦ r¨¦duites ¨¤ l¡¯esclavage. Il s¡¯agit d¡¯une avanc¨¦e remarquable et cela me donne encore plus l¡¯espoir que nous puissions un jour parvenir ¨¤ une r¨¦alit¨¦ diff¨¦rente.
Enfin, le Mus¨¦e de l¡¯h¨¦ritage a pour objectif de cr¨¦er un monde dans lequel les enfants de nos enfants ne seront plus accabl¨¦s par l¡¯h¨¦ritage de l¡¯esclavage, ne seront plus confront¨¦s ¨¤ des pr¨¦somptions de dangerosit¨¦ et de culpabilit¨¦. C¡¯est notre aspiration ultime, et je la porterai avec moi jusqu¡¯¨¤ ce que nous atteignions ces objectifs. J¡¯encourage tout le monde ¨¤ partager ce m¨ºme espoir.
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