Mme Winnie Byanyima?est la nouvelle Directrice Ex¨¦cutive du Programme Commun des Nations Unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA), l'organe des Nations Unies charg¨¦ de lutter contre les infections au VIH, la discrimination et les d¨¦c¨¨s li¨¦s au sida. Elle s'est entretenue avec?Zipporah Musau d¡¯Afrique Renouveau?sur ses priorit¨¦s en Afrique. Extraits?:
Voici la 2¨¨me partie d'un entretien en deux parties portant sur les priorit¨¦s de l'organisation, la lutte contre le VIH/SIDA en Afrique et l'effet de la COVID-19 sur les personnes vivant avec le VIH.?
Afrique Renouveau?: En tant que nouvelle patronne d'ONU SIDA, quelles sont vos priorit¨¦s?
Mme Byanyima :?L'ONUSIDA a ¨¦t¨¦ cr¨¦¨¦ pour lutter contre le VIH/SIDA au niveau mondial. Nous avons environ 24,5 millions de personnes sous traitement antir¨¦troviral (ARV) et 15 millions de personnes s¨¦ropositives qui n'ont pas encore ¨¦t¨¦ test¨¦es.
Notre rapport montre qu'il y a eu 1,7 million de nouvelles infections par le VIH dans le monde rien qu'en 2018 et que 770 000 personnes sont mortes du sida la m¨ºme ann¨¦e. Si le taux d'infection est en baisse, ces chiffres restent ¨¦lev¨¦s.
Notre priorit¨¦ pour les dix prochaines ann¨¦es est de travailler extr¨ºmement dur sur la pr¨¦vention, en particulier parmi les groupes vuln¨¦rables. Pour les femmes et les jeunes filles, nous devons nous attaquer aux causes structurelles de leur vuln¨¦rabilit¨¦, qui incluent la culture, les traditions et la pauvret¨¦, entre autres. La violence sexuelle ¨¦tant si r¨¦pandue, nous devons nous y attaquer. Nous travaillerons en ¨¦troite collaboration avec nos autres partenaires - ONU Femmes, FNUAP, UNICEF, UNESCO, PNUD et autres - pour lutter contre les causes de la vuln¨¦rabilit¨¦ en Afrique.
D'autre part, nous devons travailler sur les droits de l'homme car tant que les homosexuels et les travailleurs du sexe resteront criminalis¨¦s, ils seront pouss¨¦s ¨¤ la clandestinit¨¦ et ne se pr¨¦senteront donc pas pour la pr¨¦vention ou le traitement. Il est important de supprimer ces lois p¨¦nales, afin que ces personnes puissent se pr¨¦senter aux tests, ¨¤ la pr¨¦vention et aux traitements.
Qui est le plus expos¨¦ au risque de nouvelles infections ?
Les personnes les plus vuln¨¦rables en Afrique sont principalement les femmes et les filles. Dans d'autres parties du monde, ce sont les hommes homosexuels, les travailleurs du sexe, les prisonniers, les migrants et les personnes qui s'injectent des drogues. La pr¨¦vention n'est pas assez rapide. Jusqu'¨¤ 1,7 million de nouvelles infections et 770 000 d¨¦c¨¨s en un an, c'est trop. Nous pouvons encore r¨¦duire consid¨¦rablement le nombre total de nouvelles infections et de d¨¦c¨¨s.
Que faut-il faire ?
Nous avons besoin de plus d'outils scientifiques. Par exemple, nous avons besoin de plus de PrEP (prophylaxie pr¨¦-exposition o¨´ les personnes ¨¤ risque ou celles qui ont ¨¦t¨¦ expos¨¦es au VIH prennent quotidiennement des m¨¦dicaments pour pr¨¦venir l'infection). R¨¦cemment, les PPrE ont fait l'objet d'un plus grand nombre d'innovations qui pourraient ¨ºtre utilis¨¦es davantage chez les hommes homosexuels et les travailleurs du sexe. Cependant, si dans certains endroits, ces personnes sont d¨¦clar¨¦es "ill¨¦gales", elles ne peuvent donc pas aller chercher ces services.
Nous devons ¨¦galement faire face ¨¤ certaines contraintes, notamment l'absence d'une ¨¦ducation sexuelle compl¨¨te et adapt¨¦e ¨¤ l'?ge dans les ¨¦coles pour permettre aux filles de comprendre leur corps et d'en prendre le contr?le.
Quels sont vos plans pour mettre plus de personnes sous ARV en Afrique ?
Le fait que nous soyons le continent le plus touch¨¦ par le VIH et le Sida et que la plupart des ARV soient fabriqu¨¦s ailleurs est une perte pour nous. M¨ºme les produits de pr¨¦vention sont import¨¦s. Ces produits devraient ¨ºtre fabriqu¨¦s en Afrique, ce qui permettrait de cr¨¦er des emplois et d'augmenter les taxes pour les r¨¦investir dans nos syst¨¨mes de sant¨¦.
Il est important que nous renforcions notre capacit¨¦ de production en Afrique. Il y en a peut-¨ºtre en Afrique du Sud, au Nigeria et peut-¨ºtre en ?gypte, mais nous devons nous regrouper, produire nos propres m¨¦dicaments et nous partager le march¨¦ africain. C'est une chose qui nous tient ¨¤ c?ur ¨¤ l'ONUSIDA.
Nous travaillons avec l'Union Africaine et avons quelques collaborations avec la Chine pour promouvoir la fabrication locale. C'est une priorit¨¦ pour nous.
Cela nous am¨¨ne ¨¤ la question de la zone de libre-¨¦change en Afrique. Comment pensez-vous que les produits pharmaceutiques africains peuvent b¨¦n¨¦ficier de la Zone de libre-¨¦change continentale africaine (ZLECA) ?
L'int¨¦gration de notre march¨¦ est essentielle et urgente pour que nous puissions renforcer notre capacit¨¦ de production. Nous ne pouvons pas concurrencer les produits pharmaceutiques en Inde, en Europe ou aux ?tats-Unis, ¨¤ moins que nos entreprises profitent de l'ensemble du march¨¦ africain. L'Ouganda ne peut pas, par exemple, concurrencer l'Inde, qui est la "pharmacie du monde".
Nous devons construire un march¨¦ commun, de sorte que, m¨ºme si l'entreprise se trouve au Burkina Faso ou au Kenya, elle fournisse l'ensemble du march¨¦ africain.
Qu'est-ce que cela fait d'¨ºtre africain, femme et leader sur la sc¨¨ne mondiale ?
Tout d'abord, c'est un grand honneur. Parce que j'ai en moi de nombreux axes d'in¨¦galit¨¦ - ¨ºtre une femme et ¨ºtre une Africaine. Mais d'un autre c?t¨¦, ce sont mes points forts, car en tant qu'Africaine, j'ai pu recevoir une bonne ¨¦ducation, et ensuite progresser dans ma carri¨¨re.
Je me consid¨¨re une survivante parce que je sais d'o¨´ je viens. Beaucoup d¡¯autres filles ne sont m¨ºme pas all¨¦es au-del¨¤ de l'¨¦cole primaire. Elles ¨¦taient aussi bonnes que moi mais les opportunit¨¦s ¨¦taient si limit¨¦es. Certaines ¨¦taient plus pauvres alors que d¡¯autres sont tomb¨¦es enceintes ¨¤ 13 ou 14 ans et ont ¨¦t¨¦ expuls¨¦es de l'¨¦cole. Les filles rencontrent toutes sortes d'obstacles pour les emp¨ºcher de progresser. J'ai r¨¦ussi et je me sens une ¨¦norme responsabilit¨¦.
Je suis un dirigeant ¨¤ l¡¯¨¦chelle mondiale, mais je ressens une ¨¦norme responsabilit¨¦ envers ceux qui souffrent de d¨¦savantages de diff¨¦rentes sortes, qu'il s'agisse de la race, du sexe ou d'un handicap. J'ai beaucoup de sympathie pour eux parce que je sais que j'aurais pu ¨ºtre l'un d'entre eux. Dans cette position, je peux faire preuve d'empathie envers les personnes que nous servons parce que j'ai vu la souffrance tout autour de moi. Je viens d'un village o¨´ il y a des gens pauvres, certains sont morts alors qu'ils auraient pu ¨ºtre sauv¨¦s parce qu'ils n'avaient pas d'argent.?
Je sais que les choses ne sont pas toujours faciles. Elles ne l'ont pas ¨¦t¨¦ pour moi non plus. Cependant, je me sens ¨¤ l¡¯aise dans ce r?le, je me sens aussi bien que n'importe quel autre parce que, d'une mani¨¨re ou d'une autre, o¨´ que je sois, j'ai toujours ¨¦t¨¦ pouss¨¦e vers le haut par les personnes avec lesquelles je travaillais, approuvant ce que je fais. Ainsi, je me sens habilit¨¦ et je sens que les gens ont confiance en moi. Cela me donne confiance en moi.
Quel r?le les femmes en Afrique peuvent-elles jouer pour une Afrique meilleure - l'Afrique que nous voulons ?
Les femmes africaines contribuent d¨¦j¨¤ beaucoup ¨¤ l'¨¦conomie et aux soci¨¦t¨¦s africaines. La question que vous devriez peut-¨ºtre me poser est de savoir combien les femmes africaines devraient faire en moins pour que les hommes puissent ¨¦galement en tirer profit. Et je le dis avec la plus grande sinc¨¦rit¨¦.
Les femmes africaines travaillent dans l'¨¦conomie aussi dur que les hommes, elles seront ¨¤ la ferme, au bureau, sur les petits ¨¦tals du march¨¦ ¨¤ vendre, elles sortiront pour gagner de l'argent. Mais elles reviendront aussi ¨¤ la maison pour s'occuper des enfants, des personnes ?g¨¦es, des handicap¨¦s ¨¤ domicile, et faire d'autres travaux qui peuvent se pr¨¦senter dans leur communaut¨¦, ¨¤ l'¨¦glise et m¨ºme dans les ¨¦coles. Elles assument trois emplois : la famille, le travail de bureau et un emploi au sein de la communaut¨¦.
Une partie de ces fardeaux devraient d'abord ¨ºtre all¨¦g¨¦e par leurs gouvernements ; par exemple, en apportant de l'eau potable pr¨¨s de la maison, alors qu'en moyenne, une femme africaine marche 10 kilom¨¨tres par jour pour aller chercher de l'eau. Il ne s'agit pas seulement de r¨¦duire le fardeau des femmes, mais aussi pour des raisons de sant¨¦, comme vous l'avez vu avec la COVID-19. La fourniture d'¨¦nergie ¨¤ usage domestique, de bonnes routes et de structures d'accueil pour les enfants devrait ¨ºtre une priorit¨¦ absolue.?
Alors, que faut-il faire ?
Nous devons faire entrer les filles, et les gar?ons, ¨¤ l¡¯¨¦cole secondaire. Beaucoup de nos meilleurs ¨¦l¨¨ves, filles et gar?ons, ne vont pas ¨¤ l'¨¦cole secondaire. Les filles, en particulier, en ont besoin car c'est aussi pour leur propre s¨¦curit¨¦ face ¨¤ l'infection par le VIH et ¨¤ la violence sexiste.
Les femmes africaines peuvent ¨ºtre autonomis¨¦es gr?ce ¨¤ l'enseignement secondaire en particulier, qui leur fournira les comp¨¦tences n¨¦cessaires ¨¤ la vie courante. Elles devraient participer davantage ¨¤ la prise de d¨¦cision. Nous progressons dans ce domaine, mais trop lentement. Trop de pays n'appliquent pas encore de quotas et les femmes sont donc tr¨¨s peu nombreuses au sein des gouvernements locaux et nationaux. Nous devons faire entendre leur voix et les faire respecter.
En ce qui me concerne, je suis fi¨¨re des femmes africaines. O¨´ qu'elles se trouvent, elles sont dans les tranch¨¦es et se battent pour leur famille et leur pays. Ce sont leurs pays qui doivent davantage ¨¤ ces femmes. Ce sont leurs fr¨¨res et leurs maris qui leur doivent plus.
Comment la pand¨¦mie COVID-19 affectera-t-elle les personnes vivant avec le VIH ?
Le nombre de d¨¦c¨¨s li¨¦s au SIDA pourrait doubler en Afrique subsaharienne entre 2020 et 2021 si les services de lutte contre le VIH sont gravement perturb¨¦s - ce qui signifierait 500 000 d¨¦c¨¨s suppl¨¦mentaires li¨¦s au sida.
Mais ce n'est pas tout : les nouvelles infections chez les enfants par transmission de la m¨¨re ¨¤ l'enfant pourraient m¨ºme augmenter de plus de 100 % dans certains pays d'Afrique. Nous pourrions voir les progr¨¨s r¨¦alis¨¦s dans la lutte contre le sida s'inverser de dix ans. Et c'est dangereux.
C'est pourquoi il est si important de faire passer le message que nous devons poursuivre les deux luttes, celle contre le VIH et celle contre la COVID-19. Ne laissez pas tomber l'un pour l'autre.?