Un pas de géant pour les écoles du Kenya
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Un pas de géant pour les écoles du Kenya
Lors de la rentrée scolaire de janvier 2003 à l’école élémentaire de Doonholm, près de Nairobi, l’agitation n’était pas seulement due aux élèves, aux parents inquiets et aux enseignants nerveux. Quelques semaines plus tôt, le Gouvernement kényen nouvellement élu avait annoncé l’élimination des frais de scolarité, et “les enseignants n’y étaient pas véritablement préparés. Nous ne savions pas ce qui se passerait”, explique le proviseur, Margaret Ayiemba. Les écoles seraient-elles capables d’accueillir tant de nouveaux arrivants? Plus de 200 nouveaux élèves impatients sont en effet venus s’ajouter à leurs 1 300 camarades qui s’entassaient déjà dans des locaux exigus.
Mme Ayiemba et son équipe ont fait comme des milliers d’autres enseignants kényens ce jour-là: ils ont improvisé. Le nombre d’élèves par classe a grimpé, parfois doublé. Auparavant, les enfants pouvaient emprunter un manuel scolaire une fois par semaine; aujourd’hui, il faut attendre 15 jours. La pénurie de pupitres, de crayons et de papier s’est aggravée. Les enseignants ont dû organiser à la hâte des cours de rattrapage pour les nombreux élèves plus âgés désireux d’entrer en 1ère année, parmi les plus pauvres, privés auparavant d’école en raison des frais scolaires.
Deux ans plus tard, constate Mme Ayiemba, l’école est toujours surpeuplée et mal équipée, et de nombreux enfants défavorisés suivent les cours la faim au ventre, faute de programme d’alimentation scolaire. Il y a également un manque chronique d’enseignants et de manuels scolaires, ainsi que de salles de classe et de toilettes. “Pourtant, dit-elle, les parents sont contents car il n’y a pas de frais scolaires. Les enfants sont enfin scolarisés et nous avons réussi à maintenir un certain niveau scolaire malgré tous ces problèmes. En ce qui nous concerne, l’élimination des frais scolaires a été une réussite.”
Un grand pas en avant
En tout, quelque 1,3 million de nouveaux élèves ont afflué vers les écoles élémentaires du pays en janvier 2003, comme l’avait promis pendant sa campagne électorale le nouveau Président du pays, M. Mwai Kibaki. Ce pays de l’Afrique de l’Est se rapproche ainsi de la réalisation de l’objectif du Millénaire pour le développement (OMD) en matière d’éducation. Les objectifs, adoptés par les dirigeants du monde entier en septembre 2000 à New York, établissent des normes internationales ambitieuses en matière de diminution de la pauvreté et de développement (voir p. 12). En matière d’éducation, il s’agit de garantir un cycle complet d’enseignement primaire à tous les enfants d’ici 2015, de réduire l’analphabétisme des adultes et de réaliser la parité des sexes à tous les niveaux de l’enseignement à la fin de cette année, ou en 2015 au plus tard.
Plus personne ne conteste aujourd’hui les effets positifs sur le plan économique et social de la scolarisation élémentaire pour tous et de l’élimination des disparités entre les sexes. Lors de la publication en mars d’une étude non gouvernementale sur l’instruction des filles, le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a fait valoir que “toutes les études montrent qu’il n’y a pas d’outil de développement plus efficace que l’instruction des filles. Aucune autre politique ne peut autant accroître la productivité, réduire la mortalité infantile et maternelle, améliorer l’alimentation et promouvoir la santé, y compris la prévention contre le VIH/sida”.
D’après une évaluation de 2002 publiée par l’Université de Munich (Allemagne), l’élimination des écarts entre les sexes en matière d’éducation au Mali permettrait d’éviter 35 000 décès infantiles annuels dans ce pays. Une étude de la Banque mondiale a fait valoir la même année que les disparités entre les sexes en matière d’éducation en Afrique avaient coûté au continent, en 1992, près de 1 point de pourcentage de la croissance économique annuelle par habitant depuis 1960.
“Toutes les études indiquent qu’il n’y a pas d’outil de développement plus efficace que l’instruction des filles. Aucune autre politique ne peut autant accroître la productivité, diminuer la mortalité infantile et maternelle, améliorer l’alimentation et promouvoir la santé, y compris la prévention contre le VIH/sida”.
— Kofi Annan, Secrétaire général de l’ONU
Malgré les bénéfices de l’enseignement universel, ce n’est qu’à la Conférence Education pour tous de Jomtien (Thaïlande), en 1990, que la communauté internationale s’est prononcée en faveur de l’éducation primaire universelle et de la parité des sexes (voir Afrique Relance, juillet 2000). Les objectifs fixés à Jomtien ont été adoptés par l’Assemblée du Millénaire des Nations Unies 10 ans plus tard et sont devenus les OMD en matière d’éducation.
Au Kenya, l’élimination des frais scolaires, obstacle à la scolarisation des enfants de familles défavorisées dans de nombreux pays du continent, a permis, d’un seul coup, de remettre ce pays sur la voie de la réalisation des OMD relatifs à l’inscription scolaire et la parité des sexes, du moins dans le primaire. En 2004, le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) a estimé que le nombre total d’inscription scolaire au Kenya dans le primaire avoisinait 7,4 millions, contre moins de 6 millions en 2000, année du Millénaire. Tout aussi impressionnants ont été les succès enregistrés par ce pays dans la réduction du taux d’abandon scolaire, qui est passé de 4,9% en 1999 à 2% en 2003, malgré les difficultés qui ont suivi l’introduction de l’instruction gratuite.
En dépit d’un léger tassement ces dernières années, le taux d’inscription scolaire des filles compte parmi les meilleurs de la région: 94 filles inscrites pour 100 garçons. Les observateurs soulignent par ailleurs que le Kenya est l’un des rares pays du continent où le pourcentage d’inscription des filles d’âge scolaire (73%) dans l’enseignement primaire est supérieur à celui des garçons (71%).
Le coût de l’éducation “gratuite”
Malgré la progression spectaculaire des inscriptions dans le primaire, plus de 1,7 million d’enfants d’âge scolaire restent en dehors du système éducatif. Beaucoup sont des bergers nomades des régions arides et peu peuplées du nord-est du pays, où seul un enfant sur quatre va à l’école et les disparités entre les sexes sont très marquées, avec moins d’une fille sur cinq inscrite à l’école. Pour remédier à la situation, les autorités, en coopération avec l’UNICEF et autres donateurs, expérimentent divers projets novateurs mais onéreux: la création de classes mobiles, l’augmentation du nombre d’internats et de programmes d’alimentation scolaire, ainsi que des campagnes d’information à l’attention des parents et des chefs locaux sur l’importance de la scolarisation de leurs enfants, particulièrement des filles.
D’autres obstacles existent. L’UNICEF estime que le Kenya aurait besoin de 31 000 instituteurs supplémentaires. Le Fonds affirme que des règlements inefficaces et surannés ont freiné la pleine utilisation du corps enseignant. Dans de nombreux établissements, les proviseurs utilisent les fonds réservés à l’achat de matériel scolaire et aux travaux de construction pour recruter plus d’instituteurs, ou demandent aux parents de verser une aide financière à cette fin. Ces mesures risquent d’aggraver le surpeuplement scolaire et de mettre l’éducation hors de la portée des enfants les plus défavorisés. Le manque d’enseignants est accentué par l’épidémie de VIH/sida, qui a frappé très durement le personnel enseignant kényen.
Réaliser et maintenir la parité des sexes à l’école ne va pas sans problèmes. Dans une étude approfondie sur les stratégies visant à inscrire les jeunes Africaines à l’école et à leur faire suivre leur scolarité, une chercheuse de la Banque mondiale, Eileen Kane, a fait valoir en 2004 que les taux d’inscription et d’abandon scolaires des filles du continent étaient souvent plus influencés que ceux des garçons par des facteurs comme la distance de l’école, la taille des classes, l’existence d’installations sanitaires convenables, la sécurité à l’école et la distribution de repas. En outre, l’absence d’enseignantes constituait un facteur de dissuasion pour les jeunes filles et leurs parents.
Ces facteurs, conjugués aux taux élevés de pauvreté, aux mariages précoces et à la nécessité de travailler à la ferme ou à la maison, contribuent également à l’abandon scolaire des filles plus âgées. Les données du Ministère de l’éducation kényen indiquent en effet que si les garçons ont tendance à quitter l’école en plus grand nombre dans les cinq premières années, les filles décrochent plus souvent entre la 6e et 8e année de scolarisation. Il pourrait donc être difficile et coûteux, pour un secteur de l’enseignement déjà très sollicité, de définir et d’élaborer des moyens d’atteindre la population non-scolarisée et de garder les filles à l’école.
Le Kenya a déjà payé très cher les progrès réalisés en matière d’enseignement. En 2003, les dépenses publiques consacrées à l’instruction primaire ont fait un bond de plus de 360% et le budget global de l’enseignement et de la formation a atteint 420 millions de dollars, soit environ 30% de l’ensemble des dépenses publiques cette année-là. Les sommes allouées à l’enseignement élémentaire ont doublé à nouveau en 2004 et devraient croître de 19% cette année, alors que les pouvoirs publics et leurs partenaires de développement peinent à satisfaire la demande croissante d’enseignants, de manuels scolaires et de classes. Les investissements publics dans le primaire ont été multipliés par 10 depuis 2002, preuve, selon le Ministre de l’éducation George Saitoti, de la volonté du gouvernement de réaliser les OMD.
Ordre du jour ambitieux
S’adressant aux enseignants et aux donateurs à Nairobi en avril, M. Saitoti a esquissé un ambitieux programme d’enseignement et de formation au-delà du primaire, visant à améliorer l’enseignement secondaire, technique et supérieur. “L’éducation est essentielle à l’essor et à la protection des institutions démocratiques et des droits de l’homme, a-t-il déclaré. De ce fait, le Kenya accorde la priorité aux investissements en faveur du développement du capital humain, en particulier l’éducation et la santé, qui sont les piliers des stratégies globales de relance économique.” L’introduction de l’enseignement élémentaire gratuit a été un premier pas important vers la réalisation de ces objectifs, a-t-il précisé, et a “largement contribué à la diminution du fardeau financier que représentaient les frais de scolarité pour les ménages”.
L’enseignement secondaire constitue une priorité immédiate, car les autorités kényennes se demandent comment accueillir les centaines de milliers de nouveaux élèves du primaire qui poursuivront leurs études dans quelques années. En 2003, moins d’un élève sur trois a trouvé une place dans un établissement secondaire. Avec 93 filles inscrites pour 100 garçons, la disparité entre les sexes est légèrement plus marquée que dans le primaire.
Parvenir à la parité des sexes à tous les niveaux de l’enseignement est une composante fondamentale des OMD. Néanmoins, dans des pays comme le Kenya, où l’écart entre les sexes est comparativement minime mais les taux de scolarisation faibles, l’UNICEF observe dans son Rapport de 2005 sur la parité entre les sexes et l’enseignement primaire que “la parité des sexes ne peut être qu’un hasard statistique”. Il faut avant tout augmenter les taux d’inscription scolaire.
Elargir l’accès à l’enseignement secondaire, toujours payant, est cependant particulièrement difficile au Kenya et dans d’autres pays pauvres. L’année où l’instruction primaire est devenue gratuite, les autorités kényennes ont dépensé des sommes plus élevées au titre du service de la dette que pour l’éducation, la santé et l’eau potable réunies.
Incapables d’éliminer les frais de scola-rité dans le secondaire, les pouvoirs publics ont axé leurs efforts sur la remise en état d’infrastructures délabrées, l’amélioration de la formation et de l’encadrement des enseignants et la réduction des frais. Ils envisagent d’instaurer un barème national de frais de scolarité pour dissuader les établissements scolaires d’imposer des droits de scolarité trop élevés aux élèves les plus défavorisés. Les autorités étudient à présent la possibilité de développer les externats au lieu des internats traditionnels. Et pour retenir les filles plus âgées et les jeunes femmes à l’école, les pouvoirs publics n’expulsent plus les étudiantes enceintes et réservent une place aux jeunes femmes ayant accouché.
L’accès limité aux études et la disparité croissante entre les sexes se manifestent également dans les 23 universités publiques et privées du pays. Sur près de 80 000 étudiants, plus de 44 000 sont des hommes et moins de 36 000 des femmes, soit 82 femmes pour 100 hommes. Il est généralement admis aujourd’hui qu’il sera impossible d’atteindre la parité entre les sexes dans l’enseignement supérieur d’ici la fin de 2005. Cet objectif risque d’être l’un des plus difficiles à atteindre en matière d’éducation.
Progrès constants
Les progrès rapides du Kenya montrent qu’il est possible de progresser lorsque les OMD sont intégrés aux stratégies nationales de développement, qu’ils bénéficient d’un ferme appui politique et du soutien, même faible, des donateurs, explique à Afrique Renouveau Jan Vandemoortele, économiste au Programme des Nations Unies pour le développement. “Il est important de se souvenir que les OMD sont des objectifs mondiaux, dit-il. Il n’a jamais été question que tous les pays du monde atteignent tous ces objectifs en même temps. Cela n’est pas réaliste. Chaque pays classe les OMD par ordre prioritaire, selon ses propres objectifs de développement et sa propre situation."
Le Kenya n’est pas le seul pays à progresser sur la voie de la scolarisation élémentaire universelle et de la parité entre garçons et filles. L’an dernier, la Banque mondiale a rapporté que 12 pays de l’Afrique subsaharienne étaient bien partis pour garantir à tous leurs enfants une scolarité élémentaire complète et que 19 autres pays avaient des taux de parité garçons-filles supérieurs à 90%. La Gambie, par exemple, a lancé en 1988 un projet de réforme scolaire sur 15 ans. Les dépenses consacrées à l’éducation ont augmenté de 10% par an au cours de cette période, et l’enseignement élémentaire a absorbé près de la moitié du budget. Les incidences de la réforme sur la scolarisation des filles ont été spectaculaires, les taux d’inscription scolaire des filles ayant doublé, passant de 36% en 1980 à 75% en 2000 – pour atteindre pratiquement celui des garçons (77%). La Gambie a ainsi de fortes chances d’atteindre les OMD en matière d’éducation d’ici 2015.
Même des pays qui n’atteindront sans doute pas les OMD dans ce domaine ont fait d’importants progrès. En 1989, par exemple, seuls 9% des jeunes Guinéennes et 24% des jeunes Guinéens avaient achevé leur scolarité élémentaire. Cette année-là, les pouvoirs publics ont adopté un programme visant à augmenter le nombre d’écoles et à améliorer la qualité de l’enseignement. Dans les 10 années qui ont suivi, quelque 1 500 nouvelles écoles primaires ont été construites, le nombre d’instituteurs a doublé et le budget de l’éducation a sensiblement augmenté. Des responsables politiques, des chefs religieux et des notables locaux ont été mobilisés à cet effet et des commissions chargées des questions de parité garçons-filles ont été créées aux niveaux local, départemental et national.
Ces efforts ont donné des résultats remarquables. Le taux d’inscriptions des filles dans le primaire est passé de 17% en 1990 à 51% en 2001, et le nombre d’enseignantes et d’administratrices a également augmenté. L’an dernier, jeunes filles et jeunes femmes occupaient 40% des places à tous les niveaux. Bien que la Guinée ait encore du chemin à faire pour réaliser les OMD en matière scolaire, les observateurs mettent l’accent sur les progrès déjà accomplis. A leur avis, la stratégie globale de ce pays en matière d’éducation et l’engagement réel de la classe politique, même en période de conflit, constituent un succès en soi, même si l’objectif de 2015 n’est pas atteint.
A la traîne
Malgré les avancées de nombreux pays africains, l’ensemble du sous-continent ne progresse que lentement. Dans l’Afrique de l’Ouest et centrale, déchirées par les conflits, le taux de fréquentation dans le primaire n’est que de 58%, le plus faible du monde. La parité garçons-filles au niveau régional est également la plus basse, avec seulement 90 filles scolarisées pour 100 garçons. Dans 10 des 21 pays de la région, le nombre de filles par rapport aux garçons est inférieur à 85%, et cinq pays seulement parviendront vraisemblablement à la parité dans le primaire d’ici la fin de l’année.
En Afrique de l’Est et australe, 12 des 22 pays de la région ont en revanche de bonnes chances d’y parvenir avant la fin de l’année. Cette bonne nouvelle est toutefois tempérée par la faiblesse du taux d’inscription scolaire dans le primaire, qui ne devrait être que de 65% fin 2005. Au total, quelque 45 millions d’enfants de l’Afrique subsaharienne ne vont pas à l’école primaire, plus qu’en Asie du Sud, pourtant plus peuplée. Cela représente près de 40% du nombre total d’enfants non scolarisés dans le monde.
La réalisation des OMD en matière d’éducation est encore possible en Afrique et dans d’autres régions en développement de la planète, affirme pourtant l’UNICEF, à condition que les gouvernements respectifs et la communauté internationale en fassent une priorité. Le Fonds estime que la réalisation des OMD en matière d’éducation en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, les régions les plus en retard dans ce domaine, coûterait 5,6 milliards de dollars supplémentaires par an jusqu’en 2015. “Que personne ne dise… que l’objectif de l’éducation primaire pour tous est inaccessible, conclut le rapport de l’UNICEF. C’est un objectif réalisable à un coût abordable. Et c’est le droit imprescriptible de nos enfants.”